Santé et environnement
Quelle valeur pour le coralligène ?
Photo by Frédéric ZUBERER
Que connaissons-nous de la nature ? Pas grand-chose. D’après des estimations du Muséum National d’Histoire Naturelle nous avons identifié entre 1 et 10% des espèces présentes sur Terre1. Malgré une large dégradation des écosystèmes marins due à leur exploitation, notre connaissance de ceux-ci est particulièrement lacunaire. Pourtant, que ce soit d’un point de vue biologique ou économique, nous avons tout intérêt à aller à la pêche aux informations. C’est ce que montrent Laure Thierry de Ville d’Avray, Dominique Ami, Anne Chenuil, Romain David et Jean-Pierre Féral en étudiant le coralligène, un habitat méditerranéen méconnu.
- 1http://edu.mnhn.fr/mod/page/view.php?id=1630
Pourquoi protéger la nature ? Jusqu’aux années 70, la question ne se posait même pas. La nature était considérée comme appartenant aux êtres humains. Aujourd’hui, elle est considérée par les conventions internationales comme un patrimoine commun de l’humanité que nous devons transmettre aux générations futures. Ces conventions sont peu contraignantes, car elles sont rarement accompagnées de sanctions. Toutefois, si nous la protégeons, c’est bien que nous lui trouvons une valeur. Mais laquelle ?
La valeur de la nature
Un biologiste pourrait répondre que la nature a une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une valeur propre, indépendante de son utilité pour les êtres humains qui fait qu’elle doit être protégée. Un économiste dirait qu’elle est utile à l’être humain. En économie, la valeur est liée à la satisfaction d’un individu. Cette valeur économique peut être monétaire, comme pour les minéraux précieux, ou non, comme l’oxygène que nous respirons produit en grande partie par les algues. Dans tous les cas, elle ne peut se comprendre qu’à travers la satisfaction d’un être humain. Cette considération économique fait qu’un même écosystème n’aura pas la même valeur selon s’il est accessible (utile) à l’homme ou non.
Or pour mettre en place des politiques de protection de la nature acceptées par les décideurs et la population, les arguments économiques ont tendance à mieux fonctionner. C’est pour cela que même en biologie, on étudie beaucoup les services écosystémiques, c'est-à-dire les bénéfices que l’homme tire de la nature. L’idée que la nature est utile à l’homme n’est pas nouvelle. Quatre cents ans avant notre ère, Platon avait déjà observé que la déforestation causait l’érosion des sols2. Aujourd’hui, le rôle des abeilles dans le maintien de la biodiversité est connu de tous. Mais ces services sont souvent définis pour des écosystèmes3 vastes et une population importante. Les services écosystémiques à petite échelle sont plus difficiles à identifier. C’est pourtant ce que font Laure Thierry de Ville d'Avray, Dominique Ami, Anne Chenuil, Romain David et Jean-Pierre Féral dans une étude portant sur le coralligène.
- 2Platon, 360BCE, Critias, Traduit par Benjamin Jowett
- 3Un écosystème est un ensemble d’êtres vivant en interrelations.
Les habitats coralligènes sont méconnus. Ecosystèmes marins spécifiques de la méditerranée, leur définition fait débat chez les biologistes. Ils se présentent sous la forme d’une base d’algue rouge calcaire et contiennent plus de 1500 espèces identifiés. Particulièrement esthétiques, ils peuvent arborer du corail rouge, des gorgones, des bryozoaires et des éponges. Les habitats coralligènes sont très variables en espèces, formes, couleurs d’une localisation à une autre, en particulier entre l’Est et L’Ouest ou le Nord et le Sud de la Méditerranée. Bien que peu étudiés, ils font partie des habitats les plus riches en espèces de la méditerranée avec les herbiers posidonies (plantes marines se trouvant proches de la surface) et les coraux profonds (très peu étudiés car inaccessibles). En effet, une des principales difficultés pour l’étude des habitats marins est leur accessibilité. Pour voir directement les habitats coralligènes il faut être un plongeur confirmé.
Etudier ces habitats pose donc deux problèmes : d’une part la définition des services écosystémiques est peu adaptée aux milieux spécifiques ayant une utilité locale, et d’autre part, l’étude directe est rendue difficile d’un point de vue technique et financier. Les habitats coralligènes changeant, en outre, beaucoup selon les régions de méditerranée, les bénéfices qu’en tirent les populations peuvent être très différents selon les lieux. Les auteurs se sont donc concentrés sur l’identification des services écosystémiques des habitats coralligènes de deux lieux du sud de la France : le parc naturel de Port-Cros, ayant cinquante années d’existence, et le parc national des Calanques, créé en 2012 et soumis à une pression anthropique4 importante due à sa proximité avec Marseille.
- 4Utilisation ou dégradation des ressources naturelles due à l’action humaine.
Photo by Frédéric ZUBERER
Etudier les mers sans être sous l’eau
Pour déterminer quels services écosystémiques sont rendus par le coralligène, les auteurs ont interrogé quarante-trois experts. Ces experts étaient des scientifiques spécialistes du milieu, des gestionnaires d’aire marine protégées, des personnes utilisant le coralligène au quotidien comme des pêcheurs traditionnels, des corailleurs (personnes pêchant le corail) et des professionnels de la pongée de loisir. Des questions ont été posées d’abord lors d’entretiens individuels avec quelques-uns de ces experts puis avec un questionnaire en ligne où tous ont répondu, pour déterminer les services écosystémiques potentiels des habitats coralligènes.
Une quinzaine de services ont été trouvés qui peuvent être classés dans quatre catégories. Les services de provision lorsqu’il y a un prélèvement dans l’habitat. Par exemple, la pêche ou la récolte du corail rouge, un matériau très prisé des bijoutiers et relativement cher. Les services culturels concernent la connaissance ou les loisirs que l’on peut tirer des milieux naturels. Cela peut être des découvertes profitant à un large public ou simplement la plongée récréative, une des activités phares à réaliser aux alentours de Marseille, le berceau de la discipline. Les services de régulation sont ceux qui permettent un environnement favorable à la vie comme la fixation du carbone par les algues calcaires ou la purification de l’eau par les éponges. Ces services sont très difficiles à évaluer. Enfin, il existe historiquement une quatrième catégorie de services qui sont mis de côté dans une vision économique pure, car ils ne bénéficient pas directement à l’homme : les services de support. Ce sont les fonctions des écosystèmes qui assurent le cycle de la vie de leurs espèces associées telles que l’habitat ou la nourricerie.
Deux ateliers ont ensuite été organisés avec certains des experts pour parvenir à un consensus sur le sujet. Cela a permis de définir une liste de services écosystémiques et de voir les incertitudes qui pouvaient persister. Ce travail d’inventaire s’est accompagné d’un classement des services par ordre d’importance. L’importance d’un service écosystémique peut avoir plusieurs définitions, comme le fait de toucher le plus de personnes possible, être à la base d’autres services ou être le plus menacé. Les experts ont défini l’approvisionnement alimentaire, les sites de plongée, le potentiel de découverte scientifique, et l’inspiration artistique ou scientifique comme les apports les plus importants des habitats coralligènes. De telles études sont délicates à mener car on s’appuie sur des témoignages à défaut d’avoir des données directes et la tâche est d’autant plus ardue que les personnes interrogées n’ont pas la même vision ou définition de l’objet d’étude, le coralligène. Les pêcheurs par exemple sont des utilisateurs directs du coralligène mais leur familiarité avec le coralligène est souvent limitée à ce qu’ils en extraient sans voir directement l’habitat, et sans nécessairement le distinguer d’autres types d’habitats pêchés. Ceci étant dit, cette étude indirecte a permis de faire un état des lieux des connaissances sur les services rendus par le coralligène à un moment donné.
Photo by Frédéric ZUBERER
Vers une protection plus importante de la nature ?
Pour mettre en place des dispositifs de protection de la nature, il faut évidemment savoir quoi protéger. L’intérêt de protéger tel ou tel écosystème par rapport à un autre est difficile à établir. Pour les écosystèmes marins, nous manquons encore cruellement de données scientifiques. Les difficultés matérielles à accéder aux habitats coralligènes ne permettent pas d’évaluer avec précision tous les services écosystémiques de régulation, comme la fixation de carbone, qui pourraient pourtant avoir une importance cruciale. De plus amples études de ce milieu pourraient remédier à cela.
Cependant, l’étude permet de recenser des services écosystémiques importants localement d’un point de vue économique comme la pêche, la récolte de corail rouge ou même leur beauté qui en font un endroit privilégié pour faire de la plongée sous-marine. Les services écosystémiques, souvent pensés à large échelle, pourraient avoir une pertinence locale.
Le coralligène n’est pas aujourd’hui protégé en tant que tel, mais l’est dans le cadre de la protection plus large qu’offrent les parcs naturels de Port-Cros et des Calanques et bien que peu accessible, la population locale bénéficie de sa présence. Apprendre à mieux connaître les milieux naturels peut permettre d’une part de se rendre compte de leur valeur pour l’humain et d’autre part de mettre en place des politiques de protection de la nature.