Croissance et crise

Quand les bulles gonflent la croissance. Les bulles spéculatives, partie I

"Wall street bubbles - always the same", par Udo Keppler (1901) -  ©DR

"Wall street bubbles - always the same", par Udo Keppler (1901) - ©DR

Les bulles spéculatives sont bonnes pour la croissance ! Ce constat empirique a animé de grands débats chez les économistes dans les années 2000. Pour expliquer le phénomène, Xavier Raurich et Thomas Seegmuller étudient des acteurs économiques au cours de trois périodes de leur vie : la jeunesse, l’âge adulte et la retraite, chaque âge proposant ses propres choix d’investissement. Ainsi, les jeunes peuvent, par exemple, investir dans leur éducation (un capital productif,  mais peu liquide) en utilisant des crédits liés à la bulle (ou actifs spéculatifs liquides).  

Par Thomas Seegmuller

Thomas Seegmuller

Auteur scientifique, CNRS, AMSE

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Aurore Basiuk

Aurore Basiuk

Journaliste scientifique

La première bulle spéculative serait, apparue au XVIIe siècle, lors d’un engouement aussi soudain qu’important pour … les tulipes !1 Le prix d’un bulbe aurait alors atteint l’équivalent de 15 fois le salaire annuel d’un ouvrier avant de chuter brutalement quelques mois plus tard.2  Une bulle spéculative se caractérise en effet par un prix d’actif3 excessif par rapport à la valeur fondamentale d’un objet (ici les tulipes). La logique derrière les prix du marché s’explique alors par la croyance que ceux-ci seront plus élevés demain. Le nom de bulle vient du fait que, pareillement à une bulle de savon, les cours vont monter toujours plus haut. Puis, la bulle éclate et les prix s’effondrent, ce qui, contrairement aux bulles de savon, a des impacts humains et sociaux souvent désastreux. 

Dans les dernières décennies, le monde économique a connu plusieurs périodes caractérisées par des bulles financières. Dans les années 90, la bulle internet (dot com bubble en anglais) a enflammé la sphère des télécommunications, conduisant à la création de maintes entreprises « en lignes » à coups d’investissements aux montants faramineux, puis à leur disparition quand la bulle a éclaté.4 Idem pour la bulle ayant précédée la crise des subprimes de 2008. Dans les deux cas, on constate que la période présentant une bulle est caractérisée par une croissance économique importante, c'est-à-dire que le Produit Intérieur Brut (PIB) par tête est élevé. Ce constat est à l’origine de nombreux débats chez les économistes dans les années 2000. Apportant leur contribution à la question, Xavier Raurich et Thomas Seegmuller étudient les bulles productives, c'est-à-dire celles associées à de la croissance, dans une série d’articles mettant en scène des agents rationnels durant plusieurs périodes de leur vie. 

  • 1L’histoire, bien qu’amusante, est aujourd’hui de plus en plus contestée.
  • 2Shiller R.J., 2005, Irrational Exuberance (2nd ed.), Princeton: Princeton University Press
  • 3On appelle actif en économie la monnaie, les crédits, les obligations…
  • 4Certaines, comme Amazon, ont survécu au crash de la bulle internet. Source : https://computerhistory.org/

Le Sphinx de Wall-Street

« Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? » demanda le Sphinx à Œdipe, qui répondit : « L’Homme, puisque les enfants marchent à quatre pattes, les adultes debout sur deux jambes et les anciens s’aident d’une canne ». À l’image de la créature mystique, les économistes Xavier Raurich et Thomas Seegmuller s’intéressent à des individus dont la vie est divisée en trois périodes. Les acteurs de leur modèle peuvent être jeunes, adultes ou retraités. Pour savoir comment une bulle peut être productive, ils étudient un cas sans bulle et un cas avec. Chaque individu va agir de manière différente selon la période de sa vie et la présence ou non de bulle. 

Tous les acteurs ont, dans le modèle, des choix d’investissements à faire. Les jeunes peuvent faire des études et donc d’investir dans du capital productif, c'est-à-dire du capital qui va produire des biens ou des services. Il s’agit d’un investissement dans le capital humain à long terme, c'est-à-dire que leurs études leur permettront, à terme et en théorie, d’avoir un travail mieux payé. Ce « retour sur investissement » leur bénéficiera quand ils seront adultes et retraités. Les jeunes peuvent aussi choisir d’investir à court terme, dans des actifs spéculatifs (un capital non productif) qui constituent une bulle. Ces actifs sont dits liquides, car ils sont facilement achetables ou vendables sur le marché. L’argent que les jeunes peuvent investir est limité par le crédit qu’ils obtiennent : ils dépensent un argent qu’ils n’ont pas encore et doivent être solvables. Les adultes peuvent choisir de sauvegarder de l’argent pour leur retraites (en prévision d’une baisse de leurs revenus) grâce aux actifs de la bulle. Les retraités, eux, sont considérés comme n’investissant pas. 

Plus de bulles pour plus de croissance ?

Pourquoi les bulles sont-elles productives ? Parce qu’elles permettent d’investir plus dans du capital productif. Par exemple, les jeunes peuvent utiliser des actifs de la bulle pour investir dans leur propre éducation bien plus que sans la bulle. La croissance est donc plus importante dans un modèle avec une bulle. Evidemment, tout cela ne marche que tant que la bulle existe. Si la dérégulation rend les bulles productives en facilitant les contraintes liées aux crédits des jeunes, les pertes de capital en cas d’éclatement de la bulle sont d’autant plus fortes. 

Dans leur modèle, les auteurs montrent que les bulles peuvent résulter de chocs technologiques comme des innovations – c’est le cas par exemple de la bulle internet – mais qu’elles peuvent aussi disparaître suite à ces chocs. En effet, les innovations entraînent l’obsolescence. Par exemple, dans le domaine de l’informatique, le fait d’avoir été formé à l’utilisation des ordinateurs il y a trente ans ne signifie pas que ce l’on saura programmer aujourd’hui, l’évolution du domaine étant très rapide.5 Cela peut modifier les revenus futurs et décourager l’investissement dans l’éducation par exemple. Un choc technologique qui va augmenter les rendements du capital dans le futur (périodes adultes et retraitées) peut aussi entraver les épargnes sous forme d’actif liquide. Dans ce cas, il n’y a plus assez d’achats de l’actif liquide pour soutenir un prix positif de cet actif et la bulle éclate.

  • 5Rappelons que le World Wide Web a été inventé en 1989.
Photo de bulles de savon

Photo by Marc Sendra Martorell on Unsplash

Les conditions fiscales, à savoir les impôts sur le capital humain ou sur le travail, peuvent aussi avoir un impact sur le maintien ou non des bulles. Des impôts élevés sur les revenus du travail par rapport à ceux sur le capital vont avoir tendance à favoriser les bulles, puisque ces dernières sont déterminées par un arbitrage des jeunes entre investir dans le capital humain et dans les actifs liquides. Au contraire, des impôts élevés sur le capital humain par rapport à ceux sur les revenus du travail vont favoriser un état sans bulle. 
Les économistes comparent les états avec et sans bulle. Les caractéristiques économiques entre ces deux états sont très différentes : les individus n’agissent pas de la même manière quand il y a une bulle que quand il n’y en a pas. Et si la bulle est productive tant qu’elle est présente, quand elle disparaît, la transition entre les deux états d’équilibre se fait de manière brutale. Si les bulles de savon font « pop » quand elles éclatent, les bulles économiques, elles, font plutôt « krach ».  

Références

Raurich X., Seegmuller T., 2019, "On the interplay between speculative bubbles and productive investment," European Economic Review, 111 (C), 400-420.

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