Polygamie et éducation en Afrique : un couple insolite
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Années 50, l’Afrique de l’Ouest est à la veille des décolonisations. Dans un dernier sursaut impérialiste, les Français et Britanniques ouvrent des services publics et développent l’éducation de masse. Durant la même période, la polygamie diminue partout dans la région. Des chercheurs en économie se questionnent : existe-t-il un lien entre le niveau d’éducation et ce statut marital ?
La polygamie est un régime matrimonial qui permet de contracter plusieurs unions légitimes. Deux formes existent : la polygynie désigne un homme avec plusieurs épouses, et la polyandrie, une femme avec plusieurs maris. La seconde situation étant rare, la polygamie indique couramment le cas d’un homme avec de multiples compagnes.
Si la polygamie ne concerne aujourd’hui que 2 % de la population mondiale selon le Pew Research Center elle était beaucoup plus courante au milieu du siècle dernier. Aujourd’hui elle est surtout présente dans les régions rurales d’Afrique de l’Ouest et Centrale. En France, elle est officiellement interdite depuis le 24 août 1993.
Après la Seconde Guerre mondiale au Cameroun, le gouvernement colonial a ouvert de nombreuses écoles, permettant l’éducation de masse de nombreux jeunes, et en particulier des jeunes filles. En économie, le lien de cause à effet entre l’éducation et la diminution de la polygamie n’a cependant jamais été démontré. Dans leur étude, « Education and polygamy : Evidence from Cameroun » publié dans Journal of Development Economics en 2023, les chercheurs Yannick Dupraz et Pierre André ont cherché à identifier si les ouvertures d’écoles durant cette période ont pu jouer un rôle sur la polygamie.
Plus d’écoliers, plus de polygames ?
Plusieurs hypothèses pourraient expliquer la diminution observée de la polygamie en parallèle de l’augmentation de l’éducation. La transmission de normes culturelles occidentales par les professeurs des écoles laïques ou chrétiennes peut avoir incité à la monogamie. L’éducation des femmes peut être une source d’émancipation et d’accroissement de leur pouvoir de négociation avec leurs familles à propos du choix du mari. Elles pourraient également choisir plus facilement de quitter leurs maris lorsqu’ils souhaitent prendre une seconde épouse.
L’étude couvre la fin de la période coloniale entre la Seconde Guerre mondiale et l’indépendance du 1er janvier 1960, dans les régions rurales du Cameroun. Les Français et les Britanniques y sont sous mandat depuis la fin de la Première Guerre mondiale et, en sentant le vent tourner, répriment violemment toutes volontés indépendantistes. Pour tenter d’apaiser la gronde populaire et dans une volonté d’assimilation, ils investissent massivement dans la santé et l’éducation.
Dans les villages camerounais où une école a été ouverte, deux cohortes sont sélectionnées pour cette étude : les filles de moins de 7 ans à la date de l’ouverture et qui ont pu bénéficier de l’école ouverte, et les filles de plus de 17 ans au moment où l’école a ouverte, qui ont passé l’âge de pouvoir en bénéficier. La comparaison de ces deux groupes en 1976, plusieurs années après l’ouverture de l’école, permet d’étudier l’effet de l’ouverture de celle-ci sur le statut marital. Les résultats observés sont alors que la polygamie augmente chez les hommes, mais, fait étonnant et qui va à l’encontre des hypothèses mentionnées plus haut, la polygamie augmente aussi chez les femmes qui ont eu accès à l’éducation.
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La polygamie favorisée par l’homogamie
Pour les hommes, c’est logique : ils suivent un cursus scolaire et peuvent accéder à un meilleur emploi et une meilleure situation financière. Dans les milieux ruraux, ce sont ces mêmes hommes qui sont encouragés à prendre une seconde épouse, car ils en sont capables financièrement. Les hommes appartenant à l’élite locale sont majoritairement polygames et il est important et prestigieux d’être polygames pour les hommes qui sont en capacité de l’être.
Pour les femmes, en revanche, c’est plus complexe. Les plus éduquées ont plus de chance d’être polygames également. Elles cherchent à se mettre en couple avec un individu également éduqué et qui a une bonne situation. Ce sont précisément ces hommes-là, par leur situation, qui ont le plus de chances d’être polygames.
Chercher à se mettre en couple avec quelqu’un qui partage son statut social, son niveau d’études, c’est ce qu’on appelle en économie l’homogamie. À titre d’exemple, selon l’INSEE, en 1999, près d’un couple français sur trois était composé de personnes de même position sociale, soit deux fois plus que si les couples s’étaient formés au hasard. Le Cameroun de l’époque n’échappe pas à ce déterminant social.
La nature de l’école influe aussi le recours à la polygamie. L’étude montre que les filles qui ont été à l’école publique et laïque ont plus de chances d’être polygame. La polygamie ne faisait pas l’objet d’une condamnation par les écoles publiques et était même présente dans les manuels scolaires. Par exemple, Mamadou et Bineta, un livre de référence pour l’apprentissage de la lecture, représente des couples polygames. En revanche, les filles qui ont été dans des établissements chrétiens missionnaires on moins de chances d’être polygames, probablement car la coutume maritale monogame y est encouragée.
Les chercheurs ont identifié que les femmes scolarisées et dans des unions polygames possèdent le statut de première épouse et donc commencent par une union monogame. C’est un rôle plus important, qui a une primauté de décision au sein du foyer sur les autres épouses. Les femmes concernées ont soit épousé de futurs polygames, en acceptant de revêtir le statut social élevé de première épouse, soit elles ignoraient l’arrivée de futures autres compagnes. En conséquence, les femmes éduquées ont plus de probabilités d’être dans une union polygame.
Une inégalité entre femmes et hommes
Dans les années 50, le Cameroun est un pays très pauvre, dont les ressources minières et agricoles sont confisquées par les régimes coloniaux. Dans les zones rurales, la terre et le mariage sont des décisions économiques importantes pour les femmes et leur famille, il s’agit alors de fonder une nouvelle cellule économique de production. Dans ce marché du mariage, c’est bien l’éducation qui entre en jeu, bien que celle-ci n’ait que peu de rendement concernant les femmes, car confrontées à des barrières systémiques et privées d’accès à certaines carrières. Les résultats de l’étude ne montrent pas une préférence des femmes pour la polygamie. Entre deux époux à situation économique égale, elles auraient peut-être choisi un mari monogame, si c’était possible.
L’école publique écartée de cette relation causale, c’est plus probablement les missions chrétiennes largement subventionnées par le gouvernement français durant l’entre-deux-guerres, et leur hostilité envers ce statut marital, qui ont joué sur la diminution de la polygamie, selon de nombreux chercheurs et anthropologues. Cependant la relation entre les deux est complexe. La chercheuse Walker-Said1 documente par exemple la façon dont les missionnaires chrétiens qui ont tenté de transformer le mariage en Afrique sont entrés en conflit avec l’État colonial français, qui souhaitait garder des relations privilégiées avec les chefs locaux, nécessaires pour administrer les impôts et les taxes. D’autres chercheurs ont montré que plus une population fortement polygame était proche d’une mission, moins elle fréquentait ses écoles, car en désaccord avec la monogamie, conduisant à des taux de scolarisation moins élevés qu’ailleurs. La question de la compatibilité du christianisme — et de la vision du couple largement propagée avec la mondialisation par la culture occidentale — avec la polygamie est aujourd’hui largement débattue. Vouloir faire disparaître un modèle séculaire pour un autre, est-ce du néocolonialisme, de l’ethnocentrisme ?
- 1Walker-Said, C., 2018. "Faith, Power and Family. Christianity and Social Change in French Cameroon". Cahiers d’études africaines, 234, Article 234
Mission catholique, École à Yaoundé © Frédéric Gadmer / Médiathèque de l'architecture et du patrimoine
Éthique ou non, la polygamie provient de l’inégalité entre les hommes, mais aussi entre les hommes et les femmes. Selon le bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, alors que 39 % de la population nationale camerounaise vit sous le seuil de pauvreté depuis 2019, ce taux s’élève à 51,5 % pour les femmes. 79,2 % d’entre elles sont en situation de sous-emploi. La polygamie est considérée comme une discrimination par l’ONU, par la Commission des droits humains ainsi que par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. Le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits des femmes en Afrique (le « Protocole de Maputo ») adopte quant à lui une démarche plus pragmatique étant donné que la polygamie est encore répandue. Il stipule que « la monogamie est encouragée comme forme préférée du mariage. Les droits de la femme dans le mariage et au sein de la famille y compris dans des relations conjugales polygamiques sont défendus et préservés. » Un droit qui a du mal à être préservé : au Cameroun aujourd’hui, 43,2 % des femmes en union sont confrontées aux violences conjugales.