Santé et environnement
Migrer quand les îles meurent
Photo par Dmitry sur Adobe Stock
Les îles seront-elles bientôt rayées de la carte, englouties par la montée des eaux ? Les plages de sable fin, les cocotiers, des Caraïbes au Pacifique glissent lentement sous la mer. Bientôt, ces paysages paradisiaques ne seront que de lointains souvenirs. Pour ceux qui y vivent, c’est toute leur vie qui prend l’eau. Selon les économistes L. Cassin, P. Melindi-Ghidi et F. Prieur, ces populations n’auront guère d’autres solutions que la migration.
Rapita, Rehana et Kale ou encore Kepidau et Nahlapenlohd, ces noms ne vous disent probablement rien, et pour cause. Englouties par la mer, sous l’effet de la montée des eaux, ces îles appartiennent respectivement à l’archipel Salomon et aux États fédérés de Micronésie, situés dans l’océan Pacifique. Depuis 2014, elles ont été rayées de la carte. Par chance, aucun peuple n’y vivait. Avec une hausse du niveau de la mer de deux à trois millimètres par an, d’autres îles, cette fois-ci habitées, sont menacées par les conséquences du changement climatique de par leur topographie et aménagement territorial.
Loin des cartes postales
Les îles du Pacifique et des Caraïbes sont les prochaines sur la liste. L’érosion n’épargne aucun front de mer. Les petites îles, plus vulnérables, doivent faire face à toutes sortes de menaces : sécheresse, tempêtes, précipitations, cyclones. D’autant que leurs activités humaines se concentrent généralement sur les côtes et qu’elles sont dépendantes de leurs ressources naturelles. Pourtant, contrairement à d’autres pays, elles émettent peu de gaz à effet de serre. Une injustice particulièrement dénoncée par le président Anote Tong de l’État pacifique du Kiribati, attristé par « la mort de sa terre natale ». Ce cas extrême n’est pas isolé. La France devra faire face à ce défi, puisqu’une partie de sa population vit sur des territoires insulaires d’outre-mer. Selon Virginie Duvat-Magnan, professeure de géographie à l’université de La Rochelle1, une partie des Antilles sera inhabitable à compter de 2040, obligeant les gouvernements à relocaliser leurs populations.
- 1Elle a participé à la rédaction du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec)
Photo Erin Magee, AusAID © Australian Department of Foreign Affairs and Trade
Comment les États peuvent-ils agir pour lutter contre les effets du changement climatique ? Ils peuvent chercher la réduction des risques, c’est-à-dire, une baisse drastique des émissions de gaz à effet de serre pour couper à la racine les causes du réchauffement et ralentir sa progression. Une autre possibilité est de s’adapter à travers des politiques publiques et des infrastructures pour se protéger des effets déjà avancés du réchauffement. Or, dans le cas des îles du Pacifique ou des Caraïbes, la réduction des risques est quasiment impossible puisqu’elles ne sont pas responsables des émissions. Elles n’ont aucun moyen d’enrayer leur augmentation. Il ne leur reste que les solutions d’adaptation. Parmi elles, la migration pourrait bien jouer un rôle décisif.
C'est l'option envisagée par les économistes Lesly Cassin, Paolo Melindi-Ghidi et Fabien Prieur dans une étude intitulée « Confronting climate change: Adaptation vs. migration in Small Island Developing States », publiée en 2022 dans la revue Resource and Energy Economics. En s’intéressant à dix îles des Caraïbes2, ils montrent comment la migration, associée à des politiques d’adaptation, devient une solution inévitable, à mesure que les dégâts climatiques tracent leur route.
- 2Aruba, Les Bahamas, Barbade, Dominique, Grenade, Haïti, JAM, Jamaïque, Saint-Christophe-et-Niévès et Trinité-et-Tobago.
« Petits États Insulaires » sous la tempête
On les appelle les PEID ou « Petits États Insulaires en Développement ». Sous cet acronyme se rangent tous les pays, situés au niveau de la mer, faisant face à des défis hors norme pour leur taille réduite : ressources limitées, isolement et dépendance au commerce international ou encore catastrophes naturelles démultipliées. Les îles concernées se situent aux quatre coins du monde, allant des Caraïbes au Pacifique en passant par l’Afrique ou l’océan Indien. Rien qu’en s’intéressant à dix îles des Caraïbes, les chercheurs établissent des différences considérables en termes de démographie, de vulnérabilité face au réchauffement climatique ou encore de disponibilité des ressources naturelles.
Les scientifiques tiennent compte de cette hétérogénéité au moment de s’intéresser aux stratégies que devraient mettre en place les États face à un problème d’une telle envergure. Selon eux, la place de la migration dépend principalement de la taille de la population et de sa dotation en capital naturel. Ce dernier se mesure notamment à travers la quantité de terres arables, de réserves d’eau douce, d’écosystèmes et de biodiversités marine et terrestre. Les auteurs se focalisent en particulier sur les dommages que ces biens naturels subissent, puisqu’ils sont particulièrement menacés par les changements climatiques. Ils analysent les réponses des PEID en fonction de leur degré d’exposition aux conséquences du réchauffement climatique.
Photo par Victor Alvarez Moles sur Flickr
Rester ou partir : la mer le dira
Imaginez un gouvernement contraint de déplacer toute sa population parce que sa terre se noie. C’est peu ou prou ce mauvais présage que redoute la république insulaire du Kiribati, comme bien d’autres. Certes, pour faire face à l’érosion progressive, les gouvernements mettent en place des politiques dites d’adaptation renvoyant, par exemple, à la construction d’infrastructures. Au Kiribati par exemple, les chaussées ont été surélevées pour empêcher que les vagues atteignent la route. Toutefois, le danger de disparition est tel que la plupart des États se trouvent contraints de planifier leur exode.
Dans une situation où la migration s’avère inéluctable, les chercheurs s'interrogent sur la meilleure solution à adopter, en tenant compte de différents scénarios. Leur analyse se différencie d’autres études qui considèrent la migration comme une décision des ménages. Ici, il s’agit bien d’une décision étatique : celle d’inciter la population à migrer par la mise en place de politiques publiques. Une solution apparemment à rebours de toute logique patriote. Et pourtant, acculés devant les dégâts climatiques, les PEID devront y penser. Ce choix résulte d’un arbitrage entre deux sources de richesse. Si la migration affecte la productivité en réduisant la force de travail, elle offre toutefois de nombreux avantages. Elle peut augmenter le revenu national grâce aux envois de fonds de la diaspora installée à l’étranger. Cette manne financière permet alors aux États de financer leur adaptation, le manque d’argent étant un des principaux freins à la mise en place de telles politiques. Mais comment les États peuvent-ils inciter leur population à migrer ?
Photo par John Rodenn Castillo sur Unsplash
Migrer tant qu’il est encore temps
Le Président du Kiribati s’est montré pragmatique : il a privilégié une migration progressive plutôt que le déplacement de ses quelque cent mille concitoyens en cas de force climatique majeure. Il a donc mis en place le programme « Migration avec Dignité », en favorisant la formation de ses habitants pour qu’ils puissent travailler légalement notamment en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Il a aussi passé des accords avec ses voisins du Pacifique, les îles Tuvalu, Fiji, Tonga et la Nouvelle-Zélande. Ces mesures de prévoyance permettent à ceux qui en bénéficient de pouvoir émigrer. Les États peuvent ainsi influencer la migration en mettant en place des politiques éducatives ou en signant des accords avec les pays voisins.
Le Kiribati fait office de pionnier en la matière. Pour l’heure, les autres PEID n’ont pas développé de mécanismes d’une telle envergure. C’est pourtant vers cette solution que doivent s’orienter les îles Caraïbes sur le long terme. Selon les économistes, la plupart devront mettre en œuvre des politiques combinant stratégies d’adaptation et migratoires. En effet, compte tenu des dégradations environnementales, il deviendra de plus en plus difficile d’y vivre il faudra donc qu’elles mènent des politiques d’incitation à la migration. Enfin, plus les dégâts climatiques sont importants, plus les PEID doivent intensifier leurs politiques, soit en renforçant leurs mesures, soit en les additionnant, si ce n’est pas déjà le cas.
Où poser ses bagages ?
En faisant de la migration une solution à part entière pour lutter contre le dérèglement climatique et, surtout, contre la disparition des îles, l’étude adresse de sérieuses questions à la communauté internationale. D’une part, elle établit — s’il fallait encore le démontrer — que le réchauffement climatique engendrera des phénomènes migratoires dont les conséquences seront majeures pour les pays d’origine. D’autre part, en montrant que les PEID n’auront d’autres choix que la relocalisation d’une partie de leur population à l’étranger, un message est envoyé aux continents voisins. Si les populations insulaires doivent quitter leurs îles, il faudra alors qu’elle trouve un refuge quelque part, et appelle donc à l’ouverture des frontières. Or, pour l’heure, cette prise en considération reste plutôt timide. Par exemple, jusqu’à la crise du COVID, la Nouvelle-Zélande réservait 75 places par an aux migrants venus du Kiribati. Sur une population de 110 000 habitants, il faudrait attendre plus d’un siècle pour que l’entièreté des citoyens soit transférée en Nouvelle-Zélande. Terme au bout duquel l’île serait déjà bien engloutie. La question de cette migration appartient donc à l’ensemble de la communauté internationale et peut-être, en particulier, aux anciens empires coloniaux qui ont maintenu des liens avec leurs ex-colonies, notamment sous la forme d’une Communauté des Nations comme en Angleterre, ou de relations métropoles-collectivités d’outre-mer comme en France.