Croissance et crise

Bourses et subventions, comment les réseaux permettent de mieux cibler les bénéficiaires ?

Photo par Aleksandarfilip sur Adobe Stock

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Lorsque des universités attribuent des bourses d’études, une part importante du budget est dédiée aux frais administratifs, limitant la part touchée par les étudiants. Pour les économistes Mohamed Belhaj, Frédéric Deroïan et Shahir Safi, en présence de synergie de travail entre les étudiants, cibler un sous-groupe stratégique d’étudiants plutôt que distribuer les ressources de manière uniforme permet une efficacité maximale et des frais annexes réduits. 

Par Frédéric Deroïan

Frédéric Deroïan

Auteur scientifique, CNRS, AMSE

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Timothée Vinchon

Timothée Vinchon

Journaliste scientifique

La plupart des universités investissent massivement dans des programmes de bourses d’études, dans le but d’attirer les meilleurs éléments, de leur fournir un cadre optimal notamment financier et de les inciter à s’impliquer au maximum dans leurs études pour maximiser la réputation de leur faculté. 

Aux États-Unis, où les frais d’inscription sont pourtant très élevés, au cours de l’année universitaire 2022-2023, les étudiants n’ont payé en moyenne que 49 % des frais de scolarité grâce aux bourses, selon la National Association of College and University Business Officers. Dans ce cas, les bourses fonctionnent comme des contrats. Un accord réciproque lie l’institution et l’étudiant avec des récompenses offertes en échange d’efforts ou de performances spécifiques.

femme lisant un livre assis sur une chaise.

Photo par Alexis Brown sur Unsplash

Cependant, distribuer ces bourses a un coût. L’université doit gérer l’administration des bourses, vérifier que les étudiants remplissent leur part du contrat. Des coûts de « contractualisation » peuvent devenir significatifs, réduisant ainsi la portion du budget atteignant au final le portefeuille des étudiants. Face à cela, un choix doit être fait : doit-on offrir une bourse faible à un maximum d’étudiants, ou se concentrer sur un groupe restreint d’individus clés pour optimiser l’impact des moyens investis ?

À travers leur recherche, les économistes Mohamed Belhaj, Frédéric Deroïan et Shahir Safi explorent ce dilemme dans un contexte où les étudiants développent des synergies de travail. Les synergies désignent ici l’effet d’entraînement qui se produit lorsqu’un étudiant, grâce à une incitation, influence positivement les efforts de ses camarades, renforçant ainsi l’effort collectif.

Ils analysent ainsi comment une institution, comme une université, une entreprise ou une organisation, peut tenir compte de la structure du réseau de synergies pour optimiser la distribution de ses ressources dans un réseau d’agents, tout en considérant les coûts annexes élevés. Les chercheurs démontrent que, lorsque ces coûts deviennent significatifs, il devient plus efficace de cibler un groupe restreint d’agents, d’étudiants dans le cas de l’université, ou d’employés dans une entreprise, plutôt que de distribuer un budget limité au maximum, même si cette stratégie augmente la complexité des décisions à prendre pour déterminer le sous-groupe qui permettra de maximiser les synergies. 

Un modèle pour optimiser ses choix ciblés

Les conclusions des chercheurs reposent sur un modèle où un agent nommé le « principal » — qui peut être une organisation ou une personne — veut encourager un réseau d’agents à faire plus d’efforts. Ces incitations prennent la forme de récompenses sous réserve de validation d’objectif. Cependant l’administration et la surveillance génèrent des coûts. Le modèle montre que l’organisation doit faire un choix : soit elle offre des récompenses à tout le monde, ce qui peut s’avérer coûteux, soit elle se concentre sur un petit groupe d’agents clés pour maximiser l’impact avec un budget limité. Le choix du sous-groupe optimal dépend du réseau de synergies de manière subtile, car les synergies varient selon les connexions et l’influence des agents dans le réseau. Plus ces derniers sont influents au sein du réseau, plus ils sont coûteux à motiver. Ce compromis entre coût et influence se trouve au cœur du modèle.

C’est à ce stade que la théorie des jeux intervient en établissant un cadre pour modéliser les interactions entre le « principal » et les agents. Le niveau d’effort de chaque agent dépend non seulement de sa propre situation, mais aussi des décisions des autres agents dans le réseau. Ainsi peuvent apparaître des synergies. Par exemple, dans un réseau d’étudiants, si un étudiant ciblé reçoit une bourse et augmente ses efforts, cela peut motiver ses camarades à faire de même. En appliquant le concept de l’équilibre de Nash, les chercheurs peuvent prédire le comportement des agents dans une situation d’équilibre où aucun acteur ne peut améliorer ses gains en changeant sa stratégie, étant donné les stratégies des autres. Cela permet de déterminer les niveaux d’effort optimaux et les retours que l’agent « principal » doit offrir pour maximiser l’effort global.

Chaussures de sport et nombreuses flèches pointant dans des directions différentes sur un sol asphalté, concept de choix de vie et d'études difficiles pour l'avenir.

Photo par Delphostock sur Adobe Stock

Un nombre réduit de bénéficiaires ne veut pas dire que les autres n’en tirent pas de bénéfices. L’ensemble des acteurs forme un réseau avec des synergies et externalités : tout effort supplémentaire d’un agent peut stimuler l’implication des autres agents avec lesquels il est connecté. Certains agents dans le réseau, plus centraux avec plus de connexions, peuvent avoir un effet multiplicateur pour les autres. Plus encore, l’étude montre que parallèlement, même si certains agents ne reçoivent pas directement de contrat, ils influencent quand même les récipiendaires, car leur niveau d’effort affecte la manière dont le principal peut tirer profit des contrats passés. Cette influence des agents qui n’établissent pas de contrat avec le « principal » demande donc d’ajuster les récompenses de manière plus stratégique et contribue à améliorer l’effort global dans le réseau. 

L’étude menée prolonge des travaux antérieurs, notamment ceux de l’économiste Gabrielle Demange qui n’intégraient pas l’aspect des contrats. La différence clé dans cette nouvelle recherche est qu’elle prend en compte la manière dont les agents prennent des décisions en réponse à des incitations spécifiquement liées aux contrats. En intégrant explicitement les contrats et leurs caractéristiques, cette étude reflète mieux les réalités économiques des subventions publiques ou des programmes où les bénéficiaires doivent remplir certaines conditions pour recevoir des paiements, comme dans les transferts monétaires conditionnels (CCT).

Des coûts vraiment pas négligeables

L’Union européenne est un grand pourvoyeur de subventions pour encourager les entreprises à investir dans des projets de recherche et d’innovation, mais aussi les États membres à investir dans la politique de cohésion. Elle est elle aussi confrontée à des choix stratégiques pour augmenter l’efficacité de celles-ci. Pour la période 2014-2020, les fonds européens et des États alloués à la politique de cohésion de l’Union européenne s’élèvent à 531 milliards d’euros pour financer les programmes. L’administration et la gestion de ces subventions entraînent d’importants coûts de contractualisation. Environ 4,5 % de la somme, soit pour la période, ils sont estimés à 24 milliards d’euros couvrant les frais de gestion de ces subventions. Si ces coûts sont trop élevés, il pourrait devenir plus efficace de concentrer les subventions sur un petit nombre d’acteurs clés. 

pile de papiers d’impression.

Photo par Alexander Grey sur Unsplash

Dans la même veine, les primes de performance, utilisées en entreprise pour motiver les employés à atteindre ou dépasser certains objectifs. Elles sont souvent liées à des indicateurs de performance, tels que la productivité, les ventes, ou l’atteinte de cibles spécifiques. L’entreprise doit non seulement définir des critères de performance clairs, mais aussi surveiller, évaluez, et vérifiez l’assiduité des employés. Si les coûts de gestion et de vérification deviennent trop élevés, l’entreprise pourrait envisager de limiter les primes à un groupe d’employés sélectionnés, ou de simplifier les critères de performance, afin de réduire les coûts tout en maintenant la motivation des employés. Dans tous les cas, l’enjeu est de trouver un équilibre entre l’impact des incitations sur l’ensemble des employés et les coûts associés à leur administration, afin de maximiser l’efficacité des ressources investies.

Décrypter les synergies

Mais alors, comment choisir les agents ciblés ? La bonne nouvelle, c’est que, peu importe les coûts associés, les contrats offerts aux agents ciblés peuvent varier tout en ayant un impact positif, en fonction de leur position dans le réseau et de leurs connexions avec des agents non contractés. Appliquée à une université, l’étude suggère qu’il serait utile d’identifier le réseau de synergies entre les étudiants le plus finement possible pour savoir à qui attribuer une bourse. Une conclusion de l’étude est qu’il n’est pas nécessairement optimal de cibler les étudiants les plus connectés et actifs dans les réseaux étudiants.

Pour maximiser l’efficacité du budget des bourses disponibles, il sera nécessaire d’adapter les montants des bourses en fonction de l’influence des étudiants et de leurs connexions avec d’autres. Bien que cette étape soit complexe et prenne du temps, elle permettra d’allouer les ressources de manière optimale avec un budget limité.

Références

Belhaj M., Frédéric D., Shahir S., 2023, « Targeting in Networks under Costly Agreements. » Games and Economic Behavior 140 (July): 154–72.

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