Croissance et crise
L’altruisme peut-il réduire les risques ?
Photo par Jackson David sur Unplash
Faillite, hausse des prix, épidémie... En économie, les risques sont nombreux. Les assurances sont-elles les seuls outils pour y faire face ? Selon les économistes Renaud Bourlès, Yann Bramoullé et Eduardo Perez-Richet, l’altruisme joue aussi un rôle primordial. Les liens qui nous unissent les uns aux autres forment un large réseau d’entraide en cas de coup dur.
Et si l’altruisme permettait de faire face aux chocs économiques à travers le partage de risques ? Qu’il s’agisse de mauvaises récoltes, de pénurie de matières premières ou de problèmes de santé, les individus ne sont pas tous égaux face au risque. D’une part, les individus ne sont pas exposés au même risque. Ce dernier n’atteint pas tous les secteurs d’activité de la même manière. Par exemple, si le climat engendre de mauvaises récoltes, les agriculteurs seront beaucoup plus affectés que les maîtres d’école. D’autre part, les individus n’ont pas tous la même réalisation du risque. Même si tous les agriculteurs font face à des conditions météorologiques similaires, certains peuvent avoir plus de chance que d’autres au moment de récolter. Enfin, les individus n’ont pas tous les mêmes revenus et donc les mêmes façons de rebondir.
Face à de telles crises, l’objectif est d’éviter que le fossé des inégalités ne se creuse. Pour rétablir l’équilibre, il existe des mécanismes de partage des risques. C’est par exemple le principe de l’assurance. Les individus mutualisent une partie de leur ressource - ils la mettent en commun – et peuvent l’utiliser de façon particulière en cas d’urgence. En dehors des mécanismes conventionnels, les individus font aussi appel à des transferts informels. Dans un article précédent, les économistes Renaud Bourlès, Yann Bramoullé et Eduardo Perez-Richet ont montré l’importance de l’altruisme dans la redistribution des revenus, en particulier dans les pays où règne l’économie informelle. Les mécanismes de solidarité permettent aux victimes d’un accident ou d’une catastrophe de bénéficier d’une aide de la part des « épargnés ».Mais que se passe-t-il lorsque tous les individus font face à un choc économique ? Vont-ils continuer à s’entraider ?
Photo par Lucas Favre sur Unplash
L’altruisme, ce parent pauvre de l’économie
Dans de nombreux cas, face aux chocs économiques, les gens s’entraident. Les plus aisés envoient de l’argent à leurs proches en difficulté ou les appuient dans leurs emprunts ou dépenses du quotidien. Ces flux financiers sont considérés comme des transferts informels. Ils sont particulièrement visibles dans les pays en développement, lorsque les outils assurantiels sont peu nombreux.
Mais qu’est-ce qui motivent les individus à donner à leur proche ? Bon nombre d’économistes ont répondu à cette question en faisant appel aux contrats informels. Pour eux, il existe des accords tacites entre individus. Ces accords peuvent se baser sur la réciprocité par exemple. Dans ce cas, les individus s’aident car ils savent qu’ils peuvent compter sur leur proche en cas de futur coup dur. Mais il peut aussi s’agir de normes sociales - en économie, on parle de « collatéral social » – qui poussent les individus à aider leur prochain. Néanmoins, dans une telle configuration, il existe une limite financière au don : passée celle-ci, les individus considèrent que le lien n’est pas suffisamment important pour donner.
La réciprocité et les normes sociales sont-elles les seules raisons qui conduisent les individus à donner ? Les économistes Renaud Bourlès, Yann Bramoullé et Eduardo Perez-Richet considèrent qu’il existe une explication encore plus basique : l’altruisme. Les gens s’aident parce qu’ils tiennent les uns aux autres. Dans ce modèle, il n’y a aucun calcul coût-bénéfice, aucun retour sur investissement futur, aucun contrat tacite. Seulement, ce sont les liens amicaux, familiaux ou la compassion qui poussent les gens à donner.
Tous connectés
Pour analyser les effets de l’altruisme sur le partage de risque, les économistes construisent un modèle en réseau. Ici, il ne s’agit pas de relations binaires où l’aide s’établit entre deux personnes, mais plutôt d’une véritable maille où chaque individu est connecté à plusieurs personnes. Comme dans la vie, nous sommes en liens constant avec nos proches : certains se connaissent, d’autres non, nous pouvons aider plusieurs personnes mais pas tout le monde à la fois et nous pouvons recevoir tout comme donner en même temps.
Pour mesurer l’impact de l’altruisme dans ce modèle, les économistes s’intéressent à la structure du réseau et au degré d’altruisme. La structure du réseau varie en fonction du nombre de liens et de la façon dont ils se connectent. Pour que le partage des risques fonctionne, il faut que le réseau soit entièrement connecté sans quoi il se forme plusieurs groupes distincts. Dans ce cas, si un choc s’abat sur une des communautés, tous les membres seront dans le besoin et aucun ne pourra s’entraider. En outre, les individus doivent être suffisamment hétérogènes : ils doivent observer des réalisations du risque différentes face au choc. Autrement dit, pour s’entraider, il faut à la fois des riches comme des pauvres, mais aussi des chanceux et des malchanceux.
Le degré d’altruisme mesure quant à lui la force du lien en lui-même. Le lien est-il suffisamment fort pour que les individus continuent à s’aider, même en cas de coup dur ? Dans le modèle, ce degré varie entre 0 et 1. Plus il se rapproche du chiffre 1, plus l’altruisme est considéré comme « parfait ». Dans ce cas de figure, les deux individus liés entre eux se considèrent comme équivalents : leur bien-être vaut autant pour l’un que pour l’autre et ils s’entraident donc sans problème.
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Une assurance infaillible
Dans le modèle, plus le choc est grand, plus l’altruisme joue un rôle assurantiel important. Dans d’autres modèles d’assurances informelles, comme le « collatéral social », l’aide s’arrête lorsque le besoin dépasse un certain montant. Au contraire, les liens altruistes génèrent d’autant plus d’aides à mesure que les individus le nécessitent. L’altruisme agit donc bel et bien comme une assurance, lorsque les liens sont forts et que le réseau est connecté. Les économistes ajoutent que si le réseau est morcelé, il suffit d’une seule connexion entre deux individus pour que la redistribution se produise entre les groupes. Ce lien joue le rôle de « pont » par lequel passent les transferts d’argent des plus aisés aux plus démunis.
Mettre l’altruisme au centre du débat permet d’observer que l’État et les assurances privées ne sont pas les seuls outils sur lesquels nous pouvons compter. D’ailleurs, lorsque l’État est absent, comme dans les pays en développement par exemple, l’importance de l’altruisme est encore plus visible.
Le modèle en réseau proposé par les auteurs Renaud Bourlès, Yann Bramoullé et Eduardo Perez-Richet a ainsi été appliqué en Gambie par les économistes Simon Heß et Marcel Fafchamps. Ces derniers ont analysé les interactions de 56 villages gambiens. En prenant en compte tous les foyers en présence, ils ont pu reconstruire l’ensemble du réseau et ses transferts. Ils ont conclu que 68% des familles villageoises sont donneuses et receveuses. L’altruisme fait donc partie intégrante des échanges économiques entre familles et permet de résoudre les chocs économiques auxquels elles font face.
De tels résultats nous invitent à valoriser l’importance des liens humains dans le bien être quotidien. L’altruisme fait partie de l’économie : il nous pousse à donner lorsque notre situation économique le permet, et à recevoir lorsque nous en avons besoin.