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Taux de change : quelle politique pour l'Afrique subsaharienne ?
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Peu diversifiées, lourdement endettées, et dépendantes, les économies d’Afrique Subsaharienne se trouvent confrontées à de nombreux défis et vulnérables vis-à-vis des chocs extérieurs. Quels régimes de change choisissent les banques centrales pour y faire face et pour répondre à des objectifs macroéconomiques a priori inconciliables ?
« Les effets économiques de la guerre se propagent de loin en loin comme les ondes sismiques qui partent de l’épicentre d’un tremblement de terre »
Olivier Gourinchas,chef économiste du FMI. Introduction aux prévisions du FMI d’avril 2022.
L’onde de choc du conflit entre l’Ukraine et la Russie, responsables de 30 % de la production mondiale de blé, touche durement le continent africain. Sur la période 2018-2020, 25 États du continent africain importaient plus d’un tiers de leur blé depuis ces deux pays et 15 en importaient plus de la moitié. Pour certains d’entre-deux, notamment le Bénin et la Somalie, la dépendance est même totale puisque la totalité de leur importation vient des pays belligérants. Cette situation illustre la vulnérabilité de l’Afrique Subsaharienne face aux risques d’inflation importée.
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Le risque venu d’ailleurs !
En Europe et aux États-Unis, la flambée des prix à la consommation dans son ensemble liée à la hausse des prix de l’énergie notamment, représente aussi une menace. Le Fonds Monétaire International (FMI), prévoit une inflation à 12,6 % dans la zone euro sur 2022 (prévisions d’avril 2022). Face à cela, la Réserve Fédérale des États-Unis (FED), a opéré une première augmentation de ses taux directeurs1 et son homologue européen, la Banque Centrale Européenne (BCE) s’apprête à suivre la même voie.
Or ces fluctuations monétaires pourraient entraîner une dépréciation des monnaies locales pour les États d’Afrique Subsaharienne ayant adopté un régime de change flottant. Un risque conséquent pour ces pays déjà lourdement endettés2.
La stratégie monétaire de ces pays est donc plus que jamais interrogée. Pour rappel, elle est définie par la Banque de France comme « l’ensemble des moyens mis en œuvre par un État ou une autorité monétaire pour agir sur l’activité économique par la régulation de sa monnaie ».
Ces considérations sur la politique monétaire et la politique de change de ces pays ne datent pas d’hier. De par leurs spécificités macroéconomiques, ils se retrouvent régulièrement pris dans un étau et fragilisés par les crises internationales, comme celle provoquée récemment par la guerre en Ukraine ou précédemment par la pandémie de Covid-19. L’économiste Gilles Dufrénot a donc cherché à comprendre quelle politique de change ces États adoptent face à ce qu’il définit comme des « vulnérabilités externes ».
- 1Les taux directeurs sont des outils à la disposition des banques centrales pour contrôler la masse monétaire et ainsi réguler l’activité économique.
- 2Selon le FMI, la dette publique des pays de l’Afrique Subsaharienne représentait en moyenne plus de 66 % du PIB en 2020, un niveau record depuis 15 ans.
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Dette et déficit chronique, dépendance aux importations, besoin de financement…
Les pays d’Afrique Subsaharienne n’affichent pas des niveaux de développement et de revenus homogènes. L’Afrique du Sud enregistre par exemple un PIB/habitant de 13 360 en 2020 en parité de pouvoir d’achat contre 5 186 pour le Nigeria3. Toutefois, la majorité de ces pays partagent des caractéristiques comme les crises d’endettement public périodiques et les déficits budgétaires. De plus, ces économies disposent souvent de quelques matières premières et sont peu diversifiées. Comme le Sénégal ou le Soudan vis-à-vis du blé russe et ukrainien, elles affichent de ce fait une forte dépendance aux importations de produits agricoles ou de produits de consommation finale. Cela entraîne un déficit chronique de leur balance commerciale et les mets dans une position de vulnérabilité face aux chocs extérieurs.
Par ailleurs, afin de développer leurs infrastructures de transports, d’accès à l’eau, ou encore de santé, ces territoires sont régulièrement en recherche de financements. La complexe équation qu’il leur revient de résoudre doit donc à la fois permettre à ces États de conserver suffisamment de réserves de change, des avoirs détenus en devises étrangères, ainsi que des moyens de financement, de rester compétitif tout en combattant l’inflation importée, et enfin de maîtriser leur endettement.
Pour tenter de répondre à ces objectifs, les gouvernements et les autorités monétaires ont des instruments à leur disposition. Ils procèdent à des mesures de ciblage du taux de change. Ces interventions de la banque centrale contre la fluctuation du taux peuvent prendre la forme soit d’un ciblage du taux de change nominal4 soit d’un ciblage du taux de change réel.
- 3D’après la banque de données de la Banque mondiale de 2020.
- 4Soit le taux de change entre deux devises mesurées sans prendre en compte les différences de pouvoir d’achat des deux devises respectives.
Ciblage du taux de change : dans quels cas ?
Prenons l’exemple du Ghana. Si le taux de change nominal du cédi, sa monnaie nationale, a tendance à diminuer, le risque est de voir la devise se déprécier d’une part et le niveau des prix domestiques augmenter d’autre part. Il en découlerait un alourdissement du remboursement de la dette extérieure. Or le stock de la dette publique ghanéenne a pris 17 points de PIB entre 2019 et 2021, passant de 62,9 % du PIB à 80,1 %. Pour cet État d’Afrique de l’Ouest, il est donc primordial d’éviter une trop forte dépréciation de sa monnaie nominale.
Dans un tel cas, l’État peut procéder au ciblage de son taux de change nominal. Cela consiste pour la banque centrale à acheter de la devise sur le marché des capitaux afin d’augmenter sa valeur nominale. Mais, dans le même temps, pour tenter de rétablir le déséquilibre de sa balance commerciale, une économie doit veiller à rester compétitive et lutter contre l’inflation. Cela revient à influencer l’arbitrage des ménages entre les biens exportés et les produits locaux. Pour ce faire, les États peuvent procéder à un ciblage du taux de change réel. Le taux de change réel désigne la valeur d’une monnaie par rapport à une autre en tenant compte des prix pratiqués sur chaque territoire qui s’échangent les deux monnaies. Dans ce cas, c’est en agissant sur la compétitivité et les prix relatifs (c’est-à-dire les prix pratiqués pour un bien donné sur le territoire national par rapport aux prix pratiqués à l’étranger) que l’État peut procéder à ce ciblage.
Pour cibler son taux de change réel, l’État peut par exemple faire en sorte que les prix des biens domestiques nationaux ne s’envolent pas trop par rapport aux prix du territoire étranger. Car si ces prix augmentent trop fortement, l’économie devient moins compétitive.
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Une politique de ciblage mixte
Face à ces objectifs a priori inconciliables d’allègement du poids de la dette ainsi que de maintien de réserves de change d’une part et de redressement des déficits commerciaux et de renforcement de la compétitivité d’autre part, Gilles Dufrénot et son équipe prouvent que les pays adoptent une politique de change mixte. D’après leurs travaux, les autorités monétaires procèdent à ces deux types de ciblages et arbitrent entre ces deux options selon un ensemble de paramètres.
Pour cela, les chercheurs ont conçu un modèle révélant la rationalité sous-jacente au choix du régime de change et l’arbitrage à faire entre le ciblage du taux de change réel et celui des réserves de change et donc du taux de change nominal. Ils ont imaginé une économie miniaturisée dans laquelle des ménages arbitrent entre l’achat de biens produits localement ou importés. Dans ce modèle, des entreprises vendent des produits locaux et tentent de maximiser maximiser leurs profits en minimisant leurs coûts de production. Une seconde catégorie d’entreprises importe des produits en situation de monopole et les vend sur le marché local. C’est via ces agents économiques que le niveau de taux de change influence le prix des biens. Enfin, dans cette économie théorique, la banque centrale surveille les marges de fluctuations du taux de change autour d’une référence pivot qu’elle a définie par rapport à deux monnaies étrangères.
Une stratégie en deux temps
D’abord, les autorités monétaires commencent par choisir le degré d’intervention sur le marché des changes en fonction de différents paramètres du pays. Ces paramètres sont les suivants : le niveau du pass through du taux de change (c’est-à-dire la vitesse avec laquelle les fluctuations du taux de change se transmettent aux prix des biens domestiques), la vitesse de circulation de la monnaie, l’ouverture commerciale, le montant de la dette libellée en devise étrangère et les marges de fluctuations de change fixées par la banque centrale.
Dans un second temps, les autorités choisissent de fixer le taux de change réel en fonction du degré de concurrence sur le marché des biens nationaux et du niveau d’intervention sur le marché des changes.
Une « peur du flottement »
Afin de vérifier ces résultats théoriques, les chercheurs ont conçu un modèle empirique non linéaire dit « à changement de régime ». L’objectif est donc de déterminer si ces paramètres domestiques représentent des incitations au resserrement du peg c’est-à-dire l’arrimage nominal de la monnaie locale à une autre. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si ces paramètres influencent la probabilité que les autorités monétaires du pays interviennent sur le marché des changes. Pour ce faire, ils se sont concentrés sur un échantillon de neuf pays : le Bostwana, l’Éthiopie, la Gambie, le Kenya, Madagascar, le Nigeria, l’ile Maurice, la Sierra Leone et l’Afrique du Sud.
Une des façons de limiter fluctuations d’une monnaie c’est de la « peger » c’est-à-dire de l’arrimer à des monnaies étrangères comme l’euro, le dollar ou le yen. Les autorités monétaires interviennent sur les marchés des capitaux lorsque le taux de change de la monnaie nationale s’écarte trop de celui de cette devise de référence. Pour évaluer cette intervention dans le modèle, les chercheurs ont observé la volatilité des réserves de change en fonction des différents paramètres définis dans le premier modèle.
Ainsi, les résultats suggèrent que lorsque le pass through augmente, les autorités monétaires sont plus susceptibles d’intervenir sur le marché des changes. Quant à l’ouverture commerciale, elle semble inciter les États à intervenir sur le marché des changes afin de limiter la dépréciation de la monnaie et l’augmentation de la charge de la dette extérieure. Enfin, ces travaux démontrent une relation négative entre la vitesse de circulation de l’argent et la probabilité d’intervenir sur le marché des changes. Cela signifie que même si ces pays se trouvent officiellement dans un régime de taux de change flottant, des interventions régulières des banques centrales sur le marché des changes sont observées. Cela suggère « une peur du flottement » de la part des autorités monétaires d’Afrique Subsaharienne.
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Plus de concurrence sur les marchés pour plus d’efficacité ?
Selon les économistes ayant participé à ces travaux, le fait d’adopter une politique de ciblage mixte, en deux étapes, répondrait simultanément aux objectifs mentionnés plus haut, du maintien des réserves de change, de l’allègement de l’endettement, de contrôle du déficit budgétaire et du maintien de la compétitivité.
Dans les faits, la stratégie des pays d’Afrique Subsaharienne n’apparaît pas efficace en termes de déséquilibres extérieurs. Pour les chercheurs, cela s’explique par l’influence limitée du ciblage du taux de change nominal sur le taux de change réel du fait de monopoles sur le marché. Sur de nombreux territoires d’Afrique Subsaharienne, des secteurs entiers comme ceux qui dépendent des ressources naturelles sont parfois sous le joug des groupes privés, des états ou des groupuscules. Ceci a une influence sur l’arbitrage entre les biens importés et les produits locaux ainsi que sur les prix relatifs. Gilles Dufrénot et son équipe concluent donc sur la nécessité pour ces pays de créer des marchés nationaux plus concurrentiels.