Justice sociale
Talent, taxes et égalité des chances
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Qu’est-ce que le talent ? Selon l’économiste Alain Trannoy, c’est la somme d’une aptitude initiale et des efforts fournis pour l’entretenir. Cette définition s’inscrit dans un cadre philosophique plus large, celui de l’égalité des chances, et s’intègre dans un modèle de taxation redistributive dont l’objectif est de réduire les inégalités de revenu.
L’économie et la philosophie sont plus liées qu’il n’y parait. Ainsi, l’économie se saisit de concepts philosophiques tels que la justice, l’équité, le libre arbitre permettant un passage du domaine des idées et des mots à celui de la gestion et des nombres. C’est la discipline que l’on nomme « philosophie économique ». Dans ce cadre, le principe moral d’égalité des chances peut être éclairé à travers le prisme de l’économie.
Comment égaliser les chances ?
Le courant de l’égalité des chances ("equality of opportunities" en anglais) a pris de l’importance dans le débat public au cours des années 80. On peut expliquer le succès ou l’échec des individus selon deux types de facteurs. D’abord ceux qui dépendent des « circonstances », sur lesquels ils n’ont aucune prise. L’impact du milieu socio-économique et familial illustre cette catégorie. Ensuite ceux dont ils peuvent être tenus pour responsables, qui dépendent de leur libre arbitre ou de leur « efforts ».
Si les efforts produisent des inégalités dans une certaine mesure légitimes, ce courant déclare injuste l’influence des circonstances. À défaut de les supprimer, les compenser c’est œuvrer pour l’égalité des chances pour tous les individus. C’est par exemple ce que cherche à faire le gouvernement quand il propose une couverture du chômage partiel pour aider les personnes ayant perdu leur emploi à cause de la crise sanitaire. Il veut gommer les inégalités causées par une situation dont les individus ne sont pas responsables. Le but est clair, mais le chemin pour l’atteindre est encore long. Une difficulté majeure est de déterminer si un facteur d’inégalité appartient à la catégorie « circonstances » ou à celle des « efforts ».
C’est dans ce questionnement que s’inscrit l’analyse d’Alain Trannoy sur le talent.
Le talent, ça se travaille
Qu’est-ce que le talent ? Le dictionnaire le définit comme une aptitude remarquable, mais comme disait Émile Zola, « le don n’est rien sans travail ». Le talent, ça se cultive, sinon il n’est pas détectable. Ainsi, quand Alain Trannoy propose une définition économique du talent, il calcule que la part innée du talent n’a que peu d’importance sans des efforts constants, passés mais aussi présents pour l’entretenir. Pour pouvoir vivre de son talent, il faut s’éduquer et faire des efforts. Plus on travaille son talent productif (celui que l’on utilise pour gagner sa vie) plus la part innée diminue relativement à la part acquise. Notre talent devient alors principalement la somme de nos efforts. Vladimir Horowitz, célèbre pianiste, expliquait :
« Quand je ne joue pas du piano un jour, je m’en rends compte. Quand je ne joue pas du piano deux jours, mes amis s’en rendent compte. Quand je ne joue pas du piano trois jours durant, l’audience s’en rend compte. »
Vladimir Horowitz
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Le talent acquis équivaudrait ainsi à l’effort dans la littérature sur l’égalité des chances : il serait l’un des déterminants du succès d’un individu sur lequel l’individu peut agir au moins en partie. Il pourrait donc être source d’inégalités légitimes : après tout, on peut concevoir des situations où avoir un talent initial ne conduirait pas forcément à faire plus d’effort, ce serait un choix de la part de l’individu. Mais peut-on intégrer cette définition du talent dans des modèles de taxation pour penser la redistribution ?
Taxer le talent
Dans son article, Alain Trannoy s’intéresse à un modèle standard de taxation sur le revenu : le modèle de taxation optimale de Mirrlees (1971).
La taxation optimale de Mirrlees
Sir James Alexander Mirrlees (1938-2018) est un économiste écossais connu pour ses travaux sur la taxation optimale pour lequel il a obtenu le prix Nobel. Il explique que tout impôt sur le revenu est le résultat d’un arbitrage entre l’égalité et l’efficacité. D’un côté il faut que les taxes soient justes, et donc adaptées aux revenus de chacun (les personnes ayant des revenus plus importants peuvent payer plus d’impôt), d’autre part il ne faut pas décourager le travail en le taxant de manière trop importante.
En définissant le talent comme un composé de la nature (aptitude innée) et des efforts fournis (passés et présents), l’auteur construit un modèle de taxation qui respecte l’égalité des chances (la conséquence de l’effort étant considérée comme une inégalité que l’État ne cherche pas à corriger). Il démontre que cette taxation bénéficierait nécessairement aux personnes les plus démunies. En économie, avantager les plus défavorisés est une approche théorisée par le philosophe John Rawls dans les années 70 avec son ouvrage « A Theory of Justice ». Selon lui, les seules inégalités justes sont celles qui bénéficient aux plus pauvres. La taxation ainsi obtenue serait donc la plus égalitaire possible, compte tenu des effets désincitatifs au travail de l’impôt sur le revenu (en effet, si les impôts sur le revenu sont trop élevés, les individus ont tendance à moins travailler). On oppose souvent l’égalité des chances à l’égalité des résultats. L’intérêt de l’article d’Alain Trannoy est de montrer qu’en matière d’impôt sur le revenu, ces deux objectifs, loin d’être contradictoires, mènent au même type de barème.
Évidemment, une telle fiscalité reste théorique. Si beaucoup de gouvernements se sont targués de vouloir instaurer l’égalité des chances en France, notamment par l’école, cette dernière est encore loin de gommer les inégalités dues aux circonstances. La reproduction sociale, qui veut que les enfants soient influencés dans leur devenir par leur milieu familial (grâce à la transmission d’un patrimoine matériel ou immatériel) reste en effet importante. Selon l’INSEE, un enfant d’ouvrier non qualifié a, en 2015, 35 fois moins de chance de devenir cadre qu’un enfant de cadre, et ce chiffre s’élève à 40 fois moins de chances si l’enfant est une fille. Une telle différence ne peut pas s’expliquer simplement par les efforts fournis ou le talent. Mais si les taxes et impôts étaient toujours à l’avantage des plus défavorisés, peut-être que certaines injustices pourraient être corrigées.