Santé et environnement

Sommes-nous tous égaux face au poids ?

Photo par Grinny sur Adobe Stock

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À travers une approche inédite appliquée aux populations de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis, des économistes explorent les inégalités de l’indice de masse corporelle et mettent en lumière une disparité entre les hommes et les femmes.

Par Nicolas Gravel

Nicolas Gravel

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE.

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Lucien Sahl

Lucien Sahl

Journaliste scientifique

L’humanité ne cesse de grandir… et de grossir ! Au début du XIXe, un Français mesurait en moyenne 1,64 m contre 1,75 m deux cents ans plus tard. Cette croissance se fait sentir sur la balance. Sur la même période, le poids moyen est passé de 50 kg à plus de 77 kg. Comme le révèle l’économiste Robert W. Fogel par l’analyse statistique de données historiques, il en va de même pour l’ensemble des populations occidentales depuis 1700. Il interprète ce phénomène comme le résultat de progrès technologique libérant l’humanité de la sous-nutrition et des maladies1.

Mais cette prise de poids progressive est depuis quelque temps accompagné d’un autre changement plus rapide : le surpoids. D’après l’Organisation Mondiale de la Santé, deux milliards et demi d’individus âgés de plus de 18 ans sont concernés, dont un peu moins de la moitié sont en situation d’obésité. Face à cette explosion de bourrelets et aux risques sanitaires associés, l’obésité est reconnue comme une maladie depuis 1997. 

Bien qu’ayant des taux d’obésité historiquement élevés, les États-Unis (42,7 %), l’Angleterre (20,1 %) et le Mexique (36,9 %) occupent respectivement les 13e, 86e et 19e rangs des pays les plus touchés. En tête de classement se situent les territoires de l’océan Pacifique où l’obésité peut toucher jusqu’à 80 % de la population de l’île de Nauru, des îles Tonga ou des îles Cook. Avec un taux d’obésité de 17 % chez les adultes, la France se classe parmi les 50 pays s’en sortant le mieux. 

Les économistes Fatiha Bennia, Nicolas Gravel, Brice Magdalou et Patrick Moyes ont étudié le surpoids et l’obésité à travers l’IMC. Leur approche novatrice ne se base pas sur une mesure agrégée du surpoids, mais sur la distribution de ces surpoids dans une population.

  • 1Health, Nutrition, and Human Development in the Western World since 1700,» Journal of economic asymmetries, 8(2), 1-9.

Un mal qui ne cesse de grossir

Quelle est la frontière entre un poids idéal, le surpoids et l’obésité ? Tous les organismes de santé proposent une définition simple du surpoids et de l’obésité : une accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle. Cette proposition minimaliste est accompagnée d’un outil permettant d’estimer la corpulence d’un individu : l’indice de masse corporelle (l’IMC).

Les mathématiques appliquées au corps humain

Les origines de l’IMC permettent de mieux comprendre son intérêt et ses lacunes, et sa formule liant le poids, en kilo, à une unité de surface en mètre carré. Il est le fruit d’un savant belge du XIXe siècle, Adolphe Quetelet. Comme d’autres esprits de son siècle2, cet astronome et mathématicien, appliqua des outils mathématiques et statistiques à l’étude du corps humain pour identifier les lois le régissant.

Cherchant à définir les caractéristiques de l’espèce humaine, il disposait notamment d’un jeu de données médicales de l’armée française contenant les informations sur l’état de santé, le poids, la taille d’une troupe de soldats. Il remarqua une corrélation entre le carré de la taille et poids au sein de la cohorte à l’origine de la formule de l’indice de Quetelet qui deviendra l’IMC. Ses travaux le conduisirent au concept de « l’homme moyen »3. Un être théorique aux caractéristiques égales à la moyenne de celles observées dans la population et semblable à l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, qui incarne un corps aux proportions idéales.

  • 2Notamment Francis Galton à l’origine d’outils mathématiques toujours utilisés de nos jours et de l’eugénisme.
  • 3La statistique sociale au XIXe siècle ». Hermès, La Revue, 2 (2), 41 — 66.
Illustration de l'Homme de Vitruve illustrant les proportions idéales du corps humain.

D’après de Vinci par Zlatko Guzmic sur Adobe Stock

L’IMC, un bon indicateur ?

Simple d’utilisation et d’interprétation, l’IMC s’est imposé comme l’indicateur phare pour l’étude de la corpulence en médecine et toutes les disciplines s’intéressant au poids et à ses variations.

Aussi pratique qu’il soit, il présente néanmoins des limites comme son incapacité à différencier la masse musculaire de la masse graisseuse. Développé à partir d’une population type, d’adultes d’âge moyen en bonne santé, il est peu adapté à l’analyse de profils éloignés de la norme. Un regard critique est donc de mise pour les cas comme les enfants, les personnes âgées, les femmes enceintes et les sportifs de haut niveau. Le judoka Teddy Riner avec une taille de 2,04 m et un poids en compétition autour de 130 kg a un IMC de 31,2 et serait donc un obèse de classe I.

Les frontières entre les classes de l’IMC sont aussi l’objet de critique. Définies arbitrairement, elles ne prennent pas en compte les spécificités des populations. En Asie, des peuples présentent les complications associées à l’obésité à des valeurs d’IMC plus faibles que les seuils classiques. Pour faire face à cette situation, l’OMS dispose d’une grille d’interprétation propre aux peuples de la région Asie-Pacifique4. Ainsi un IMC de 27 correspond à un profil « obèse » pour un homme asiatique et « en surpoids » pour un européen.

  • 4Lim J. U., Lee J. H., Kim J. S., Hwang Y. I., Kim T. — H., Lim S. Y., Yoo K. H., Jung K. — S., Kim Y. K., Rhee C. K., 2017, « Comparison of World Health Organization and Asia-Pacific body mass index classifications in COPD patients », International Journal of Chronic Obstructive Pulmonary Disease, 12, 2465 — 2475.

Étudier une population

Bien que souvent utilisé pour des bilans de santé individuels, l’IMC peut aussi être étudié à l’échelle d’une population entière. Les États-Unis, avec ses 70 % d’individus en surpoids, dont la moitié en situation d’obésité, a-t-elle une situation favorable, d’un poids de vue sanitaire, à un autre pays comptant moins d’individus obèses, mais une plus grande part d’individu en surpoids ? Pour cela il faut se pencher sur la distribution de chaque population entre les différentes classes de l’IMC. C’est ce défi qu’ont relevé les économistes Fatiha Bennia, Nicolas Gravel, Brice Magdalou, Patrick Moyes.

Rendre le poids équitable et efficace ?

En science économique, il est courant de comparer les distributions, entre individus, de variables comme les revenus. Les critères traditionnels de comparaison utilisés à cette fin tendent à combiner deux principes : l’efficacité et l’équité.

Un moyen simple de comprendre ces deux principes est de recourir à la métaphore pâtissière d’un gâteau à partager. Le principe d’efficacité concerne la taille du gâteau — comment fournir le plus grand gâteau possible ? — alors que le principe d’équité concerne la plus ou moins grande égalité avec lequel ce gâteau est partagé. Les deux principes peuvent, parfois, entrer en opposition. Par exemple on peut avoir un petit gâteau partagé à parts égales et un gâteau plus grand, mais inégalement réparti. Comment mobiliser ces deux principes lorsque le « gâteau » en question est un IMC distribué au sein d’une population ?

Lorsqu’on s’intéresse à une variable comme le revenu ou le niveau d’éducation, il est possible d’ordonner les individus dans des catégories allant de la « moins bonne » à la meilleure. L’augmentation de l’efficacité dans ce type de situations est alors facile à définir : elle prend la forme de tout transfert d’une fraction de la population d’une catégorie moins favorable vers une catégorie plus favorable. Dans le cas de l’IMC, le classement des catégories de valeurs prises par cet indice n’est pas toujours univoque. S’il est indéniable que le bien-être d’un individu diminue lorsque la valeur de son l’IMC croît au-delà de la zone idéale, la comparaison entre la catégorie de « sous-poids » et celle de surpoids ne fait pas consensus au sein du monde médical.

S’agissant de l’égalisation du « gâteau », elle est usuellement définie par le transfert d’une quantité donnée de gâteau d’un individu bien doté vers un individu moins bien doté. S’agissant de l’IMC, on ne peut pas définir de « quantité donnée » de gâteau. On définit alors l’égalisation comme la combinaison d’un passage d’un individu d’une catégorie moins favorable vers une catégorie plus favorable et du passage d’un autre individu d’une catégorie plus favorable vers une catégorie moins favorable dans le cas où l’individu qui « monte » se trouve dans une situation moins favorable — même après sa montée — que l’individu qui descend. Une telle combinaison de « montée » et de « descente » réduit en effet l’écart de catégorie initial qui sépare les deux individus. 

La prise en compte simultanée de l’amélioration de l’efficacité et de l’égalisation s’effectue à travers une notion de « dominance » entre distributions développée par les auteurs qui permettent des comparaisons robustes de distribution sur ces deux plans, au moins dans les cas où il n’y a pas conflit entre eux. L’approche des auteurs ne permet en revanche pas de trancher lorsque les notions d’égalisation et de gain d’efficacité entrent en conflit.

Qui a la meilleure distribution ?

Pour tenir compte de la difficulté d’ordonner de manière univoque les catégories d’IMC, les chercheurs ont distingué entre cinq classements possibles qui se distinguent par la manière avec laquelle ils positionnent la catégorie « sous-poids » par rapport aux différentes catégories de poids excessifs. Puis pour chacun de ces cinq scénarii, ils ont étudié qui domine entre la France, le Royaume-Uni et les États-Unis.

L’analyse révèle que la France domine ses deux homologues dans tous les scénarii possibles sauf un pour les femmes. Le seul scénario où la distribution de IMC chez les Françaises ne domine pas ses deux homologues est celui où le sous-poids est considéré comme la pire de toutes les catégories. Ce résultat s’explique par le fait que la France présente une fraction plus grande de sa population féminine qui est en sous-poids que la Grande-Bretagne ou les États-Unis. 

L’analyse révèle par ailleurs, au sein de chaque pays, une très forte inégalité entre genres. La distribution des IMC des hommes domine celle des femmes quel que soit le scénario, et l’inégalité apparaît plus marquée aux États-Unis que dans les deux autres pays. Ce phénomène s’explique par la plus forte proportion des catégories de poids extrêmes chez les femmes. Elles surclassent les hommes dans l’extrême maigreur ainsi que dans l’obésité malgré un plus fort taux d’individus en surpoids chez leurs homologues masculins.

Le poids, une source d’inégalité

Les inégalités de genre liées à la masse corporelle vont bien au-delà de ce que révèle l’analyse des distributions de catégories d’IMC. Les femmes présentent une plus grande vulnérabilité aux troubles mentaux liée à l’obésité et à la pression sociale liée aux normes corporelles. Il en va de même pour la corrélation négative entre surpoids avec le niveau d’éducation et les revenus.

Au cœur d’un ensemble d’inégalités, les anomalies de masse corporelle constituent un problème social dont les femmes sont les doubles victimes. Elles sont beaucoup plus affectées que les hommes par ces anomalies, et elles en souffrent d’avantage d’un point de vue psychologique. L’analyse conduite dans cet article a donc permis d’identifier une inégalité entre genre particulièrement importante et insuffisamment intégrée dans les débats plus généraux sur ces questions.

Références

Bennia F., Gravel N., Magdalou B., Moyes P., 2022, « Is body weight better distributed among men than among women? A robust normative analysis for France, the UK, and the US ». The Scandinavian Journal of Economics, 124 (1), 69 — 103.

Mots clés

inégalité

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