Croissance et crise
Pourquoi la plupart des prix changent-ils rarement ?
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Si les prix de l’essence changent fréquemment, ceux de l’électroménager, beaucoup moins. Comment expliquer que pour la plupart des produits, les prix restent fixes sur des périodes plus ou moins longues ? La raison principale est simple : les entreprises n’analysent pas leurs prix en permanence, cela serait trop coûteux ! C’est la conclusion d’un modèle statistique proposé par les économistes Mark N. Harris, Hervé Le Bihan et Patrick Sevestre.
Sur la terrasse d’une brasserie, Dominique et Claude savourent leur café habituel, comme environ 40 % des Français amateurs de la boisson. Alors que Claude s’apprête à payer son expresso 1 €50, comme à son habitude, elle s’interroge. Pourquoi les prix du café n’ont-ils pas changé ces derniers mois, tandis que les prix de l’essence, eux, n’arrêtent pas de varier1 ?
Claude est économiste, elle sait que les prix de vente des biens et des services sont un assemblage de différents coûts. Ainsi, il faut prendre en compte le coût des matières premières, qui constitue souvent plus de la moitié, voire les trois quarts, du prix d’un produit, et celui du travail fourni, mais aussi la recherche d’un équilibre entre l’offre et la demande. Bref, la gérante de la brasserie, pour fixer le prix de son café à 1,5 €, a dû faire le point sur le prix du café en grains, l’amortissement du percolateur, le salaire des serveurs, etc., et sur la concurrence à laquelle elle est confrontée (un nouveau café a-t-il ouvert dans son voisinage par exemple ?). Mais si le prix de la matière première, le grain de café, varie au jour le jour sur le marché international, en fonction de l’importance et de la qualité des récoltes, des évènements climatiques, des accords commerciaux entre pays, etc., le prix d’un café au comptoir, lui, varie peu fréquemment. Cela en fait un prix rigide en comparaison avec les prix d’autres produits. De même, l’électroménager est considéré comme ayant des prix très rigides changeant peu en quelques mois en magasin, alors que l’essence a des prix très flexibles pouvant varier chaque jour. Pourquoi de telles différences ?
C’est la question que se posent Claude et Dominique, et à laquelle Mark N. Harris, Hervé Le Bihan et Patrick Sevestre proposent une réponse. Dans leur article, ils montrent, à partir d’une base de données comprenant notamment les prix de plusieurs centaines de produits suivis sur plusieurs années, que l’on peut distinguer deux grandes raisons aux changements de prix.
- 1Nicolas Gallant, "Café : les cours se sont effondrés, mais pas les prix pour le consommateur !", Capital, 02/04/2019
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De l’importance d’être Constant
Les entreprises fixent généralement le prix de vente d’un produit après une analyse de leurs coûts et de leur position sur les marchés sur lesquels elles vendent ce produit. Pendant longtemps, la principale explication donnée par les économistes à la relative rigidité observée des prix relevait de ce qu’on appelle les coûts de menu. En effet, si la gérante de la brasserie modifie le prix de son café, elle doit réimprimer tous les cartes et menus qui mentionnent ce prix. Ceci peut induire un coût important au regard du bénéfice attendu du changement de prix. Ainsi la rare modification des prix s’explique par le peu d’intérêt pour les entreprises si le coût de changement est supérieur au bénéfice qui en est attendu.
Mais pour Claude et Dominique, il est évident que la gérante de la brasserie ne regarde pas en permanence l’évolution du prix du café sur les marchés internationaux ni ne scrute chaque jour le prix du café servi chez ses concurrents les plus proches. En effet, ce serait beaucoup de temps et d’argent dépensés sans être sûre d’un retour sur investissement. Comme dans la plupart des entreprises, la gérante de la brasserie n’analyse la pertinence de ses prix qu’épisodiquement, soit à un rythme prédéfini (par exemple, une fois par an, à la rentrée), soit si un évènement majeur le justifie (un triplement durable du cours du café en grain par exemple). Ainsi, les prix ne changent pas, non pas parce qu’ils sont considérés comme fixés à leur niveau optimal ou bien parce que les changer coûte trop cher par rapport aux bénéfices attendus, mais parce que les entreprises ne les analysent pas.
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Celui qui ne veut pas voir est-il aveugle ?
Mais, comment savoir si la stabilité d’un prix résulte d’un choix ou d’une absence d’analyse ? C’est ce qu’ont réussi à faire Mark N. Harris, Hervé Le Bihan et Patrick Sevestre à l’aide d’un modèle reproduisant les deux étapes de la fixation des prix par les entreprises : l’analyse des prix et la décision de changer, ou pas, les prix.
En combinant ce modèle et des données statistiques sur les prix, les coûts de production et divers facteurs explicatifs potentiels des décisions d’analyse et de changement des prix (tels que la saisonnalité ou le degré de concurrence sur le marché du produit), il est possible de distinguer les différentes causes de la constance des prix. Est-ce que les entreprises changent de prix une fois par an le 1er janvier ? Est-ce qu’elles changent leur prix lors de chocs économiques importants comme lors d’une pandémie mondiale ? En analysant les données, les auteurs ont déterminé que, dans 90 % des cas, si les prix ne changent pas c’est simplement parce que les entreprises ne les analysent pas.
Cette inattention est rationnelle : les analyses coûtent cher, et n’aboutissent pas nécessairement au fait que les prix doivent changer ou si c’est le cas, qu’ils doivent le faire de manière significative. Ne réaliser qu’une analyse par an est souvent suffisant pour savoir s’il est judicieux d’ajuster ses prix. C’est sûrement le raisonnement de la gérante de la brasserie, déclare Claude à son ami Dominique, mais est-ce que cela pourrait avoir des implications plus larges ?
Du café à la banque centrale
De fait, Claude explique à Dominique qu’au-delà de leur influence directe sur les choix des consommateurs et des entreprises, les caractéristiques des changements de prix (comme leur fréquence et leur ampleur) ont une influence sur l’impact des décisions des banques centrales. Si les prix sont très flexibles, ils vont immédiatement et totalement s’ajuster au nouveau contexte engendré par les décisions des banques centrales (en matière de taux d’intérêt notamment). L’effet de ces décisions sur l’emploi, l’investissement, ou le niveau d’activité (qu’on appelle les grandeurs réelles de l’économie) sera donc limité. À l’inverse, des prix rigides permettent des actions plus efficaces des banques centrales, notamment sur l’activité et l’emploi.
Banque centrale européenne by Charlotte Venema on Unsplash
Il est amusant, pour Claude et Dominique, de se rendre compte que la simple fixation du prix d’un café peut relever de décisions, qui combinées avec celles d’autres agents économiques, peuvent avoir des conséquences potentiellement importantes. C’est ainsi que nos deux économistes retournent à leurs boissons. Le lendemain, elles seront peut-être surprises de voir que le prix du café a augmenté. Après tout, c’est bientôt la rentrée !