Longévité, (in)égalité, progressivité : un nouveau regard sur le système fiscal américain
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Chiffres, pourcentages et graphiques en barres se bousculent pour donner une image des inégalités à travers le monde. Mais d’un pays à l’autre, les « inégalités » sont évoquées pour décrire des scènes bien différentes. Alors, comment les étudier ? L’économiste Alan Auerbach propose une nouvelle approche des inégalités dans les pays développés en étudiant les dépenses tout au long de la vie, après imposition et redistribution.
Si l’écart qui sépare les pays pauvres des plus riches semble se réduire, les inégalités au sein même des pays s’accroissent. À New York, certains quartiers sont des symboles persistants de ces inégalités. Leur réputation, entachée par le trafic de drogues et la criminalité élevée, contraste avec celle des quartiers chics, proches de Manhattan par exemple. Si aujourd’hui, les gangs ont cédé du terrain et les quartiers ont été réhabilités, la pauvreté continue d’imprégner la ville.
Percevoir les inégalités, comme les calculer n’est pas aisé. L’artiste Brian Foot a mis en musique une étude de l’U.S. Census Bureau1 sur les inégalités de revenus au sein de la Big Apple. « Deux wagons »2 retrace le trajet en métro de trois quartiers : Brooklyn, Manhattan et le Bronx. Sur les rails, le rythme et le volume des instruments résonnent d’autant plus fort à mesure que le revenu moyen des foyers s’accroît.
- 1United States Census Bureau, 2012, "Census Bureau Releases 2011 American Community Survey Estimates Topics" Cette publication inclu les statistiques nationales sur le revenu, la pauvreté et la couverture d'assurance maladie pour 2011.
- 2La chanson « Deux-wagons » est issue de l’album Data Driven DJ de Brian Foo. "Deux wagons est une chanson qui imite un voyage dans le métro 2 new-yorkais à travers trois arrondissements : Brooklyn, Manhattan et le Bronx. La quantité et la dynamique des instruments de la chanson correspondent au revenu médian des ménages de ce quartier."
Définir et calculer les inégalités
Mais de quelles inégalités parle-t-on et comment sont-elles calculées ? Ce terme fourre-tout est à réalités multiples. Alors que les inégalités de revenus calculent les différences entre ce que gagnent les individus ou les pays, les inégalités de richesses traduisent les différences de patrimoine.
Aux États-Unis, Jeff Bezos, Bill Gates et Warren Buffett, détiennent ensemble plus de richesse que les 50 % les plus pauvres de la population, soit plus de 160 millions d’individus. Stupéfiants, ces chiffres montrent l’ampleur des inégalités de richesse. Les inégalités de revenus ne sont pas en reste et le phénomène ne va pas en s’améliorant. Le dernier centile (0,1 %), celui des plus hauts revenus, les voit augmenter de 289 % entre 1984 et 2014 tandis que les revenus inférieurs à la médiane n’ont augmenté que de 21 %.
L’analyse des inégalités ne se résume pas à ces deux dimensions (richesse et patrimoine) et bien d’autres aspects peuvent être étudiés. En ce qui concerne l’écart entre les pauvres et les riches, certains économistes privilégient l’étude des différences de consommation à celle des revenus par exemple3.
- 3Au-delà des dimensions, les instruments de mesure sont aussi d’une importance cruciale et il est important de les établir avec clarté lorsqu’on souhaite comprendre le résultat obtenu. Effectivement, selon l’instrument utilisé, les inégalités peuvent dire tout et son contraire (les résultats sont différents selon que l’on étudie les inégalités de revenu absolues ou relatives par exemple).
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Il est vrai que dans les pays développés, les systèmes fiscaux permettent de redistribuer des plus riches vers les plus pauvres. Toutefois, l’étude des inégalités s’intéresse principalement à la richesse et aux revenus ex ante. L’analyse se focalise alors sur la richesse ou les revenus séparément et sur une période donnée. Alan Auerbach, Laurence J. Kotlikoff, et Darryl Koehler étudient les inégalités de dépenses disponibles chez les individus, après redistribution, tout au long de la vie. Cela leur permet d’adopter un regard d’ensemble et compréhensif sur les inégalités de richesse et de revenu. Pour eux, celles-ci existent, mais elles sont adoucies par la progressivité du système fiscal états-unien.
Inégalités de dépense disponible
Alan Auerbach, Laurence J. Kotlikoff et Darryl Koehler s’intéressent aux inégalités de dépenses entre individus, après la redistribution effectuée par l’État. L’aperçu qu’ils en donnent est bien différent de ce qu’un calcul sur les inégalités de revenus conclurait. Leur étude englobe tout le système d’imposition des États-Unis et prend en compte les inégalités sur le long terme en calculant les dépenses et taxes tout au long de la vie des individus.
Alors que le 1 % des individus les plus riches, âgés de 40 à 49 ans détient 34,1 % des richesses aux États-Unis, cette population ne représente que 14,5 % du total des dépenses disponibles. Par contraste, 1/5 des plus pauvres détient 0,6 % de la richesse totale (de cette même tranche d’âge), mais dispose de 7,3 % du total des dépenses disponibles.
Entre inégalités de richesse et inégalités de dépense, la différence n’est pas négligeable. Pour les auteurs, la raison vient en partie du système fiscal qui atténue les inégalités de revenus en redistribuant les ressources.
Progressivité du système américain
Les inégalités sont aplanies grâce à la progressivité du système américain. Le taux moyen d’imposition tout au long de la vie s’accroît avec les ressources des individus. Ainsi, le top 1 % des quadragénaires paye 34,5 % d’impôt, tandis que le quintile le plus bas reçoit 46,6 % de la ressource redistribuée sous forme d’allocation.
Avec ces chiffres, la question n’est plus de considérer les inégalités prédistribution, mais de savoir si le système est assez progressif. Cela fait appel à des considérations philosophiques, sociales ou éthiques. De son côté, l’économiste peut répondre à cette question en réalisant un arbitrage entre l’apport social de cette redistribution et son coût effectif.
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Une étude sur le long terme
Les auteurs soulignent l’importance qu’il y a à penser les inégalités sur le long terme. Leur perspective étudie les dépenses disponibles tout au long de la vie. Cet horizon diffère des études sur les inégalités les plus courantes qui s’effectuent sur une durée d’un an. Pour eux, cette courte vue entraîne des distorsions. Les résultats sont beaucoup trop sensibles aux variations de court terme. Les gains et revenus peuvent être très aléatoires selon les occupations des uns et des autres. Au-delà de cette variabilité, les transferts sociaux et les taxes alternent tout au long de la vie, allant des bourses allouées dès le plus jeune âge jusqu’aux retraites.
Prendre en compte le temps long permet d’apprécier une certaine progressivité du système américain que les études d’une année sur l’autre sous-estiment généralement. Grâce à cette mise en perspective, les auteurs espèrent donner une vue plus précise du système fiscal aux décideurs publics.
Par exemple, les auteurs donnent un aperçu de l’impact d’une importante réforme du système d’imposition, le TCJA (Tax Cuts and Jobs Act), approuvée en 2017. Les conclusions diffèrent selon que l’on étudie les effets à l’année ou sur la durée d’une vie. Dans le premier cas, la mesure est régressive alors que dans le second, elle favorise les classes moyennes au détriment des plus pauvres et des riches.
Comment étudier ces « dépenses tout au long de la vie » ?
La méthodologie des auteurs se base sur l’estimation des ressources tout au long de la vie des individus, en prenant en compte la richesse actuelle et celle espérée des foyers, les taxes et aides qui les concernent et celles qui les concerneront. Ils estiment aussi la consommation des ménages durant la vie, selon un calcul détaillé.
Les données de plus de 6500 foyers américains sont réunies grâce à "l’Étude sur les finances des consommateurs" de 2016 à laquelle les trois économistes ajoutent des données concernant, notamment, les allocations de sécurité sociale ou les taux d’intérêt d’épargne. Grâce aux variables réunies, ils calculent un taux d’augmentation des revenus annuels. Concernant l’espérance de vie, ils utilisent un modèle (fonction de divers facteurs comme l’âge, le sexe, le revenu…) permettant d’approcher la durée de vie des individus.
Étudier les inégalités selon les âges
Sur quelle population devrait s’établir l’étude des inégalités ? Généralement, elles sont étudiées à l’échelle d’une région ou d’un pays. Pourtant pour les auteurs, prendre en compte la population dans son ensemble a peu de sens. Le tableau qui en résulte est peu révélateur, car certains effets peuvent s’annuler entre eux. Les conditions de vie diffèrent, en fonction des aides allouées et des revenus, à chaque période de la vie.
Parce qu’elles sont agrégées, les mesures d’inégalités qui rassemblent tous les âges masquent les différences existantes entre les périodes de la vie. Pour exemple, les inégalités de richesse s’atténuent avec l’âge alors que les inégalités de revenus augmentent passant de 14,3 % pour les 1 % les plus riches âgés de 20-29 ans à 27 % pour les 60-69 ans.
Avec une analyse spécifique à chaque tranche d’âge, les auteurs peuvent se focaliser sur des transferts sociaux particuliers. Le système des pensions est-il progressif ? Pour le cas des retraites, leur analyse englobe les bénéficiaires, les payeurs, mais aussi les futures cibles alors que la plupart s’intéressent à l’ensemble de la population et confond les résultats.
Les inégalités de dépenses permettent de prendre en compte le pouvoir d’achat et la consommation disponible pour les individus. Au lieu de considérer des inégalités avant la redistribution, les auteurs ont construit un modèle permettant de prendre en compte la progressivité du système américain et d’en établir les limites ou spécificités. Toutefois, les inégalités de consommation ou de dépenses restent prégnantes.
La question soulevée par les auteurs appelle à élargir la focale lorsqu’on pense aux inégalités. Il est différent d’étudier les inégalités d’opportunités, de revenus ou de patrimoine par exemple.
L’étude des inégalités fait appel au concept de justice sociale. Derrière des notions connues et fréquemment utilisées se cachent des dilemmes ou positionnements politiques et moraux.
Afin de conserver un regard panoramique, penser les « inégalités » au sens large est primordial. C’est à travers ce tableau à plusieurs entrées que l’on peut observer les inégalités de Brooklyn à Manhattan dans le métro new-yorkais.