Les fonds souverains avancent encore masqués
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Quel est le point commun entre le rachat du PSG par le Qatar, l’ombre de Pékin sur l’immobilier new-yorkais ou encore les prises de participation de la Norvège dans le capital de Total ? Ces investissements sont issus de fonds souverains — c’est-à-dire des fonds d’investissement détenus par les États. Les économistes Jeanne Amar et Christelle Lecourt se sont interrogées sur les motivations de ces fonds à avoir, ou non, une meilleure gouvernance.
Avec plus de 1600 milliards de dollars, le fonds souverain de la Norvège a investi dans 8800 entreprises situées dans 72 pays. Sur son site officiel, il joue la carte de la transparence sur ses engagements et sa gouvernance. Au milieu des années 2000, dix ans après sa création, il s’est retiré d’entreprises comme Philip Morris, Rio Tinto, Airbus ou Walmart, impliquées dans la fabrication d’armes, de tabac et dans des violations des droits de l’homme ou de l’environnement. Le plus grand fonds souverain au monde, bien devant la Chine (1 350 G$) ou le Qatar (526 G$), fait ainsi figure de bon élève en matière de transparence. Les économistes Jeanne Amar et Christelle Lecourt ont cherché à comprendre ce qui pouvait inciter les fonds souverains à une meilleure gouvernance, dans leur étude « Sovereign wealth fund governance: A trade-off between internal and external legitimacy » publiée dans la revue scientifique International Business Review.
En 2023, les 176 fonds souverains recensés par le Sovereign Wealth Fund Institute, représentaient 11 200 milliards de dollars. Ces fonds de placements financiers, détenus par des États sont financés par les réserves de changes excédentaires1, issus de rentes des matières premières, comme en Norvège, ou d’une balance commerciale positive, comme en Chine. Ils agissent en investissant dans le pays d’origine ou à l’étranger, avec une préférence pour les États les plus stables économiquement, comme les États-Unis ou les pays d’Europe. Lors de la crise des subprimes de 2008, des milliards d’euros ont été investis dans le rachat des dettes nationales. Depuis, le nombre et le poids de ces fonds souverains ne cessent d’augmenter, devenant un vrai effet de mode — le Koweït étant pionnier en la matière depuis 1953. La France, pourtant déficitaire et sans matière première, s’est dotée sous la présidence de Nicolas Sarkozy d’un fonds souverain appelé le Fonds Souverain Stratégique.
- 1En d’autres mots, des réserves de devises et d’avoirs étrangers.
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Des objectifs plus ou moins affichés
Les objectifs de ces fonds, plus ou moins affichés, sont multiples. Ils permettent en premier lieu de stabiliser l’économie du pays. C’est le cas notamment lors d’une forte dépendance aux matières premières. Comme le prix de celles-ci est fortement variable et que les ressources ne sont pas infinies, les pays diversifient leurs actifs de manière à amortir les potentiels chocs à venir et assurer une rente stable aux générations futures. On évite ainsi « la maladie hollandaise », terme économique qui fait référence à la découverte d’un gisement de gaz aux Pays-Bas dans les années 1950. Le pays avait alors tout misé sur son exploitation rapide et intensive, provoquant l’effondrement de l’industrie locale.
Les fonds souverains permettent aussi de financer les systèmes de retraite des générations futures, comme c’est l’intention affichée du fonds norvégien, alaskain ou néo-zélandais. Pour d’autres États, par exemple pour les pays africains comme en Ouganda ou au Botswana, ils sont utilisés principalement pour investir dans des projets stratégiques de leurs pays respectifs. Enfin, certains sont des fonds de réserve d’investissement, comme c’est le cas de la plupart des fonds asiatiques, qui ont pour objectif d’optimiser le portefeuille d’actifs et d’être un instrument de conquête des marchés extérieurs.
Classée sur 100, la transparence des fonds souverains diffère selon les pays et les objectifs2. Si le fonds norvégien fait figure de bon élève avec un score de 98 sur 100 et son conseil d’administration composé de dirigeants externes et une très bonne transparence sur son utilisation, le fond du Qatar, à l’opposé, fait figure d’entité très opaque avec un score de 17 sur 100. Dirigé à priori par les cheikhs qataris, le Qatar Investment Authority (QIA), est pourtant le 9e fonds le plus important au monde. En France par exemple, le QIA avec ses pétrodollars détient des parts dans des entreprises hautement symboliques : le secteur du luxe avec LVMH, des médias avec le groupe Lagardère, de l’hôtellerie haut de gamme ou du sport avec le très retentissant rachat du club Paris Saint-Germain. Au-delà des motivations économiques, ces achats questionnent sur la réelle stratégie de ce fonds, d’autant que l’émirat ne laisse entrevoir aucune information sur l’utilisation de sa fortune souveraine d’un montant de 500 milliards de dollars.
- 2Maire, J., Mazarei, A. and E.M. Truman (2021). Sovereign wealth funds are growing more slowly, and governance issues remain.Policy Brief, PIIE.
Se mettre au goût du jour
Dans leur étude, le modèle développé par les chercheuses a pour objectif de tester quels sont les déterminants de la gouvernance des fonds souverains. Selon leur modèle, plus un pays a une bonne gouvernance et est démocratique, plus son fonds souverain est transparent comme c’est le cas de la majorité des pays occidentaux. Cet effet est peut-être expliqué en partie, car les citoyens, et donc le gouvernement du pays, font pression sur le fonds pour qu’il fasse preuve d’une plus grande transparence.
Pour autant, les économistes montrent que les pays qui ne possèdent pas ou peu de légitimité interne et externe (pays peu démocratiques et avec une faible gouvernance), ont pourtant intérêt à accroître la qualité de la gouvernance de leurs fonds s’ils souhaitent paraître légitimes à l’international dans un objectif de pénétration des marchés. En particulier, les auteurs montrent que lorsqu’un pays atteint un certain niveau d’internationalisation à travers les prises de participation dans des entreprises étrangères, il y a une incitation à se montrer légitime internationalement, ce qui passe par une meilleure gouvernance et une plus grande transparence de son fonds souverain. C’est le cas du fonds souverain chinois China Investment Corporation (CIC), qui est le troisième plus gros fonds souverain et qui a l’étonnant score de transparence de 64 sur 100.
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Ainsi, en plaçant près de 60 % de ses actifs aux États-Unis, pays très strict en matière de contrôle des investissements étrangers, la Chine doit montrer patte blanche pour pouvoir continuer à investir. Plus précisément, les résultats du modèle montrent que la corrélation entre internationalisation et transparence du fond affiche une courbe en U. Quand un pays se met à investir à l’international plutôt que dans son propre pays, la transparence diminue pour un temps, car les objectifs initiaux de développement domestiques sont modifiés. Puis elle augmente à nouveau lorsque le pays développe une vraie stratégie à l’international et devient de ce fait plus transparent pour correspondre aux enjeux des pays les plus démocratiques.
De forts enjeux diplomatiques
Les réglementations autour des investissements étrangers diffèrent selon les pays. Aux États-Unis, l’organisation administrative Committee on Foreign Investment in the United States assure les intérêts nationaux et de contrôle sur les OPA. En promettant de signer en mars 2024 une proposition de loi sur une possible interdiction du réseau social TikTok, si celui-ci ne coupe pas ses liens avec la Chine, Joe Biden montre par exemple sa volonté de contrôler les investissements étrangers au plus près, arguant une mise en danger de la sécurité nationale. Concernant les fonds souverains, le CIC s’était retiré en 2018 du fonds d’investissement américain Blackstone sur fond de tension entre les présidents Donald Trump et Xi Jinping, démontrant encore une fois la forte dimension diplomatique de l’utilisation de ces fonds. Malgré tout, la République Populaire de Chine à l’instar d’autres pays — comme Abu Dhabi qui a racheté l’entreprise américaine de semi-conducteurs et microprocesseurs AMD — continue d’année en année à augmenter ses investissements aux États-Unis, la destination privilégiée par les fonds souverains. Les pays à « l’économie émergente » comme l’Inde, le Brésil, ou l’Indonésie intéressent également les investisseurs selon le rapport SWF 2023.
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En France, la réglementation, auparavant assez souple, se durcit dans certains secteurs stratégiques comme la sécurité publique, l’énergie, l’eau, le transport et la défense. Depuis 2019, se sont ajoutés à la liste des investissements particulièrement contrôlés les secteurs de l’aérospatial, de la robotique ou de l’intelligence artificielle. Malgré les mesures, les fonds souverains possèdent des parts importantes de fleurons des entreprises françaises : Total, AXA, Sanofi, BNP, Vivendi, Michelin, L’Oréal, LVMH. Au niveau international, le FMI a lancé en 2008 un groupe de travail avec 26 pays aboutissant à la rédaction de bonnes pratiques de gestion et de transparence des fonds souverains, appelé les principes de Santiago. Non contraignants, ces principes ne posent cependant pas de cadre légal aux fonds souverains.
Certains tentent pourtant de faire bonne figure et affichent une volonté d’investir massivement dans la décarbonation et les énergies renouvelables comme les fonds norvégien et son homologue chinois. De l’autre côté du miroir des intentions, une grande partie de ces fonds, dont le CIC, servent des intérêts moins nobles en faisant planer l’ombre d’une mainmise grandissante et diffuse sur le plan économique, politique et militaire. C’est le cas par exemple de la Russie, qui a profité de l’envolée des prix du gaz pour tripler ses réserves souveraines entre 2019 et 2022 et financer son armement dans la guerre avec l’Ukraine. De quoi se questionner sur l’une des plus grandes mannes d’investissement au monde que représentent les fonds souverains, qui ont en 2023 engrangé 700 milliards de dollars de bénéfices.