Croissance et crise
L'économie dévoile les clefs du bonheur
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Produire du bien-être plus que de la richesse, n’est-ce pas le but ultime de tout gouvernement ? À l’heure où la dépression ne cesse d’augmenter dans les pays développés, un changement de paradigme est à poindre. Pour suivre cet objectif, il faut se pencher sur les déterminants du bien-être. C’est ce que Andrew Clark, Sarah Flèche, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward ont fait à travers le livre « The Origins of Happiness ». Au-delà de l’argent, c’est la santé mentale qui prévaut pour l’atteindre.
En février 2008, la commission Stiglitz a souligné les limites du produit intérieur brut (PIB) pour mesurer le développement d’un pays et l’importance de prendre en compte la qualité de vie de ses habitants. Depuis, plusieurs initiatives ont émergé afin de repenser l’évaluation des politiques publiques. En 2010, le Premier ministre britannique, David Cameron, a émis la volonté de créer un indice du bonheur citoyen. Un an plus tard, l’OCDE lançait un nouvel indicateur « Mieux vivre » cherchant à mesurer le bien-être au-delà des performances économiques. De son côté, la Nouvelle-Zélande a fait aujourd’hui du bonheur son objectif, avec un budget qui lui est dédié. En France, la loi Éva Sas adoptée en 2015 encourage une évaluation différente des politiques publiques « mettant davantage l’accent sur le bien-être de la population ».
Mais si l’épanouissement des individus est un nouvel objectif, comment l’atteindre ? À l’aide d’enquêtes réalisées au Royaume-Uni, étudiants des individus de la naissance jusqu’à l’âge adulte, nés respectivement en 1970 et 1991, les auteurs affirment : pour être heureux, il vaut mieux travailler, avoir un partenaire ou encore être en bonne santé plutôt qu’être riche. On retrouve les mêmes résultats à partir d’enquêtes réalisées en Australie, en Allemagne et aux États-Unis. De quoi transformer notre manière de penser et de concevoir les politiques publiques. Dans cet ouvrage, les auteurs étudient les influences immédiates sur le bien-être, mais aussi les influences « plus lointaines » : l’enfance et le contexte familial ont un effet indéniable et nos découvertes soutiennent l’importance de la prévention (nous les détaillerons dans un second article).
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Comment mesurer le bien-être ?
Tous les gouvernements devraient souhaiter maximiser le bien-être citoyen. Mais comment mesurer le bonheur ? Dans les enquêtes de bien-être, les individus répondent sur une échelle de 0 à 10 sur leur satisfaction personnelle dans la vie. C’est cette mesure que les économistes utilisent dans leur ouvrage et qui est prise en compte dans les enquêtes réalisées par l’INSEE et l’OCDE.
Bien sûr, cet indicateur peut être soumis à diverses critiques, comme celle de « l’incohérence temporelle ». Les individus peuvent évaluer une situation d’une manière différente selon les différentes périodes de leur vie. Toutefois, cette auto-évaluation est aussi considérée comme la plus démocratique qu’il soit, puisque c’est l’enquêté lui-même qui établit sa propre définition. Elle permet aussi de repérer ce qui influence le plus le bonheur citoyen, en la corrélant avec les différentes causes de souffrance.
L’argent ne fait pas le bonheur
Cet adage bien connu n’a pas résisté au développement des politiques économiques ou des mentalités. « La richesse est comme l’eau de mer. Plus on en boit, plus on a soif » disait Arthur Schopenhauer, et c’est probablement ce qui conduit les gouvernements et les individus à concentrer leurs efforts sur la production de richesse.
Pourtant en 1974, le paradoxe d’Easterlin montrait déjà qu’une hausse du PIB n’augmentait pas nécessairement le bien-être des citoyens. Certes, l’enrichissement procure du bonheur. Mais une fois que tout le monde s’est enrichi, il n’y a plus aucun bénéfice pour l’individu à devenir plus riche, si tous le deviennent aussi. L’individu n’est pas forcément plus heureux s’il se compare avec d’autres. Et, s’il s’adapte à son nouveau niveau de revenu, le bonheur qu’il en retire n’est pas éternel.
Seulement 1 % des différences de bien-être observées s’explique par les inégalités de revenus. Cette découverte affecte un paradigme central de notre époque : celui qui fait de la croissance économique un prérequis dans la conduite d’une politique publique.
Il faut juger le progrès sur l’épanouissement de chacun dans sa vie, et non sur la quantité d’argent qu’il gagne.
Partant de ce constant, qu’est-ce qui rend les gens heureux ?
Ce tableau montre ce qui affecte le plus la satisfaction des individus âgés de 34 et 42 ans, à travers les données britanniques. Au-delà du revenu, qui n’apparaît qu’en 4e position, avoir un emploi, une relation amoureuse ainsi qu’une bonne santé émotionnelle sont les critères les plus déterminants dans l’épanouissement d’un adulte.
Les calculs sont obtenus en corrélant chaque caractéristique à la satisfaction à l’âge adulte. Pour éviter les biais, on régresse chaque variable. Pour cela, on standardise toutes les valeurs en les exprimant en fonction de leur écart-type (autrement dit, leur dispersion par rapport à la moyenne). Comme tous les écarts-types sont comparables, on peut établir chaque pourcentage en considérant l’augmentation d’un point d’écart-type pour toutes les caractéristiques. On obtient un pourcentage R au carré. Grâce à cela, on peut mesurer le poids de chaque caractéristique étudiée sur les inégalités de bien-être au sein de la population. Par exemple, 3,6 % des différences en termes d’épanouissement s’expliquent par la santé émotionnelle. C’est une part conséquente des facteurs expliqués puisque l’étude identifie 15 % des causes de mal-être.
Travailler rend moins malheureux
Un quart de notre vie est dédiée au travail. Pourtant, le temps qui lui est consacré n’est pas source de satisfaction pour la plupart des individus. Mais il y a pire : le chômage. Et ses conséquences vont bien au-delà de la simple période d’inactivité professionnelle. Après avoir retrouvé un emploi, les individus en subissent encore les conséquences, comme s’il n’avait pas « cicatrisé ». Contrairement au salaire, on ne s’adapte pas au chômage, pas plus qu’on aime à se comparer aux sans-emplois. Dans les zones affectées par le chômage, la satisfaction décroît même pour ceux qui travaillent. Le sous-emploi affecte la population dans son ensemble parce qu’il génère la peur de se retrouver soi-même sans emploi.
Si le fait de travailler obtient la troisième place du podium, avoir un partenaire est le second critère d’épanouissement. Toutefois, ce qui pèse le plus est la santé mentale.
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La santé mentale : nouvelle priorité
Première cause de morbidité et d’incapacité dans le monde selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé), la dépression a augmenté de plus de 18 % de 2005 à 2015. La santé mentale, au-delà même de la santé physique, est la principale cause des différences de bien-être observées. Et elle reste le facteur principal de détresse dans l’enquête des auteurs, même après avoir contrôlé les effets induits par la pauvreté, le chômage ou une séparation.
En Angleterre, 8 % des plus de 25 ans évaluent leur épanouissement personnel en dessous de 4/10. On considère ces personnes en état de « détresse ». Pour y répondre, beaucoup invoquent la lutte contre la pauvreté et le chômage. Loin d’être des combats vains, ils sont toutefois beaucoup moins efficaces que la lutte contre les maladies mentales. Selon les estimations des auteurs, celle-ci a autant d’influence que la lutte contre la pauvreté, la fin du chômage et l’amélioration de la santé physique.
Aux États-Unis, 22 % de la population a été diagnostiquée en état de maladie psychique. Si l’on arrivait à les guérir tous, cela réduirait d’un tiers les individus en état de « détresse ». Les politiques publiques doivent se tourner vers ce nouveau défi. Agir sur le mal-être psychique est non seulement efficace, mais c’est aussi la solution la moins coûteuse économiquement.
Le dernier quart des personnes les moins heureuses ont trois fois plus de chance de mourir dans les huit prochaines années. C’est dire l’urgence qu’il y a à reconsidérer les priorités en matière de politiques publiques. Penser au-delà du PIB est crucial, pour les gouvernants, afin de déterminer les situations de détresse au sein de la population d’un État et savoir y répondre. Il s’agit d’envisager le développement de manière holistique, en termes de qualité et non simplement de quantité.
Sans un indicateur de l’épanouissement personnel, il aurait été impossible de souligner l’importance de la santé mentale. L’étude montre que son incidence va au-delà de l’individu lui-même, puisqu’elle se transmet de génération en génération. La santé émotionnelle est aussi liée aux antécédents familiaux et à l’enfance. Les auteurs se sont plongés dans ce passé afin de déceler ce qui influence encore le bonheur actuel des individus.