Le (vrai) Monopoly®, un outil pour la solidarité nationale ?
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Et si la hausse des prix de l’immobilier permettait de rendre notre société plus juste ? S’inscrivant dans une longue tradition de la pensée économique, Alain Trannoy et Étienne Wasmer proposent de refonder la fiscalité française sur une base foncière : la valeur de la terre, plutôt que le capital ou le travail.
Vous tirez aux dés le 4 et le 3 : votre pion avance de 7 cases. Décidément, cette partie de Monopoly® tourne à votre désavantage : vous tombez rue de la Paix, où votre adversaire a construit des maisons. Une fois les loyers versés, vous serez ruiné. À moins que vous ne changiez les règles du jeu… Par exemple, vous pourriez verser à votre adversaire une simple contribution au coût de construction et d’entretien de ses maisons, et déposer le reste dans le pot commun pour être redistribué à tous. C’est ce que proposait l’inventrice du Monopoly®, Elizabeth Magie Phillips. L’objectif du jeu, alors appelé « LandLord’s Game » était de dénoncer l’accaparement de la richesse foncière par quelques-uns. D’où l’existence à partir de 1932 de deux règles du jeu. La règle « du propriétaire » (que nous suivons aujourd’hui) qui montrait comment les familles américaines avaient été leurrées. Et la règle alternative « de la prospérité », qui proposait une solution pour le bien commun en redistribuant collectivement la plus-value foncière.
Elisabeth Magie 1930 CC_BY-NC_Anspach Archives
Utiliser la richesse foncière pour financer la solidarité nationale, c’est précisément l’idée que reprennent aujourd’hui les économistes Alain Trannoy et Étienne Wasmer1. Le système redistributif français est en effet très efficace pour atténuer les inégalités : les 10 % des Français les plus aisés ont un revenu en moyenne 20 fois plus important que les 10 % les moins riches. Après paiement des impôts et versement des prestations sociales, ce ratio tombe de 20 à 52. Mais comment garantir la pérennité et la solidité de ce modèle ? Celui-ci repose principalement sur l’activité économique : cotisations sociales versées par les entreprises et les salariés, et impôts (principalement TVA, impôt sur le revenu et impôt sur les sociétés). Parce qu’il est financé par le travail et les investissements, notre modèle présente donc des faiblesses. D’une part, les prélèvements sur les salaires et le capital pèsent sur la croissance économique, sur laquelle repose notre système redistributif. D’autre part, le rendement de ces prélèvements varie avec la conjoncture et manque donc de robustesse. Enfin, ces prélèvements obligatoires oublient une part majeure de la richesse française.
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Alain Trannoy et Étienne Wasmer, Le grand retour de la terre dans les patrimoines, et pourquoi c’est une bonne nouvelle, Odile Jacob, 2024
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Anne Brunner et Louis Maurin, « Redistribution : comment les impôts et les prestations réduisent les inégalités », Observatoire des inégalités
La France riche de ses terres
Fait méconnu, la richesse de la France est en effet constituée pour 1/3 seulement de la richesse financière et pour les 2/3 restant de la richesse immobilière. Cette dernière s’élève en 2022 à environ 18 000 milliards d’euros. Elle est constituée pour moitié de la valeur du bâti et pour moitié de la valeur foncière elle-même. La part de cette valeur foncière dans la richesse nationale (8 900 milliards) connaît même une croissance continue : elle représentait 1 année du Produit intérieur brut (PIB) après la Seconde Guerre mondiale ; elle en représente aujourd’hui 3, et cette tendance de long terme a peu de raison de s’inverser durablement. Contrairement aux siècles précédents, la valeur foncière de la terre ne repose plus sur les terrains agricoles : 80 % de la valeur foncière est concentrée sur les terrains servant d’assise aux logements, principalement concentrés dans les centres urbains et les zones littorales. Or ces terrains ont peu de raison de voir leur prix baisser, en raison de l’attractivité de ces territoires, de la pression démographique et de la gestion réglementaire actuelle française qui protège les terres agricoles. Sans oublier l’objectif de « zéro artificialisation nette » : au cours du 20e siècle, de nombreuses terres à caractère agricole, naturels ou forestiers ont disparu, au profit des aménagements divers, notamment pour le logement. Afin de protéger la nature, la loi « Climat et résilience » a posé comme objectif la fin de la transformation des terres non artificialisées en 2050 ce qui accroitra mathématiquement la pression sur le foncier.
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Le georgisme
Pourquoi alors avoir ignoré cette réserve de richesse lorsqu’a été fondé notre modèle social ? Tout simplement pour des raisons historiques. À la fin de la Première Guerre mondiale, date de mise en œuvre de l’impôt sur le revenu, et surtout en 1945 lors de la mise en place de la sécurité sociale, le patrimoine immobilier français était alors au plus bas en raison des ravages des deux guerres mondiales : un demi-million de maisons et 3 millions d’hectares de terres agricoles inutilisables en 19183, 1,5 million d’immeubles totalement ou partiellement détruits durant la Seconde Guerre mondiale… D’où le choix de faire reposer la solidarité nationale sur la richesse productive. Le foncier, lui, n’a été taxé que marginalement, et principalement via des prélèvements sur la valeur du bâti et non sur la valeur des terrains : en 2018, la taxe foncière (en réalité une taxe sur le bâti) ne représentait que 3,5 % de l’ensemble des prélèvements obligatoires4.
Taxer la terre serait-il utopique ? L’idée est pourtant loin d’être nouvelle. Vieille de plus de deux siècles, elle a même donné lieu à un large mouvement d’opinion aux États-Unis à la fin du 19e siècle, sous l’influence de l’économiste américain Henry George. Cherchant à comprendre « l’accroissement de la misère au milieu de l’accroissement de la richesse », celui-ci avait encouragé l’adoption d’une taxe foncière comme seule imposition. À défaut d’avoir fait adopter sa proposition, contre laquelle les propriétaires américains s’opposèrent bec et ongles, l’économiste inspira un vaste mouvement politique, le « georgisme » : c’est ce mouvement qui a inspiré à Elizabeth Magie le jeu du Landlord’s Game. L’idée d’une unique taxe foncière a continué à séduire de nombreux économistes au cours du 20e siècle. Trente d’entre eux dont quatre prix Nobel (parmi lesquels James Tobin) soumettront même l’idée en 1990 à Mickaël Gorbatchev. Premier secrétaire de l‘Union soviétique, ce dernier était en train de mettre en place la Perestroïka, un programme de réformes économiques et sociales de grande ampleur. Aujourd’hui le principe d’une taxe sur la valeur des terrains a été adopté par plusieurs pays. En Europe, l’Estonie, le Danemark, le Luxembourg et la Russie l’ont déjà mise en place à petite échelle.
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Pierre Bezbakh, « 14-18, une saignée pour l’économie française » Le Monde, 30 mai 2014 ; Jacques Quellien, « La Reconstruction », site Chemins de Mémoire
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Mathieu Castagnet, « Plus de mille milliards d’euros d’impôts » La Croix, 15 octobre 2018
Efficace et équitable
Refonder la fiscalité française sur la taxe foncière présenterait de nombreux avantages. Ce serait une taxe efficace : la valeur de la terre est importante et elle ne peut être délocalisée. De plus il est aisé d’en déterminer la valeur : la propriété de la terre est bien enregistrée grâce au cadastre et aux notaires, et contrairement aux immeubles et au bâti, la valeur du terrain en zone urbaine dépend quasi uniquement de sa localisation. C’est aussi une taxe équitable. Actuellement, les 10% de ménages les plus dotés en patrimoine possèdent 40% du patrimoine immobilier du pays. Mais la taxe foncière ne représente que 2% du revenu disponible des plus riches, contre 4% du revenu disponible des propriétaires les plus modestes. Enfin cette taxe serait un juste retour pour la collectivité. Imaginez que votre arrière-grand-père ait acheté un petit potager en banlieue parisienne au début du 20e siècle. Si vous souhaitez revendre ce terrain aujourd’hui, sa valeur aura décuplé pour des raisons largement indépendantes de vos investissements personnels : proximité de Paris, essor des réseaux d’eau, d’assainissement, de transports, stabilité du pays, solidité des institutions, etc. Bref, vous aurez bénéficié de l’effort collectif qui a contribué à cette prise de valeur. La collectivité serait donc légitime à recevoir en retour un pourcentage de votre plus-value.
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Pour conforter leur proposition de refonder la fiscalité française sur la terre, les chercheurs ont comparé diverses taxes (taxe foncière, taxe sur les loyers, taxe sur le capital) à partir d’une modélisation décrite dans l’article scientifique « Land is back, it should be taxed, it can be taxed » publié en 2021 dans l’European Economic Review. Leurs calculs montrent qu’une fiscalité reposant exclusivement sur la taxe foncière serait la plus efficace. Pragmatiquement, elle est toutefois difficile à mettre en place – ne serait-ce que pour des raisons politiques. D’où la proposition de moduler cette taxe en fonction de l’usage des terrains, et de la coupler à des aides aux investissements sur le bâti. Si on suit ce modèle, une taxe foncière de 1% suffit à remplacer totalement les taxes immobilières actuelles (impôts locaux, droits de mutations, taxe foncière actuelle, ISF, TVA sur le bâti, impôts sur les revenus locatifs, etc.). En portant cette taxe à 2%, on peut aussi en profiter pour baisser les cotisations sociales sur les salaires. Reste à régler les cas des propriétaires à faibles revenus – principalement des retraités. Une solution possible serait de proposer une option consistant à reporter le versement de la taxe au moment du décès du propriétaire, lors du règlement de la succession.
Alors que la France connaît un endettement massif, sa richesse foncière peut ainsi être mobilisée pour refonder la fiscalité, soulager les finances publiques et assurer la pérennité de notre modèle social. Si vous n’êtes pas convaincu, lancez-vous dans une partie de Monopoly® – en suivant bien sûr la règle du jeu « de la prospérité », encouragée par Elizabeth Magie.