Inégalités de genre : l'écart de salaire existe aussi entre les entreprises
Illustration par Lerbank-bbk22 sur Adobe Stock
En Europe, l’écart de salaire entre les hommes et les femmes a diminué de moitié depuis la fin des années 1990. Pourtant, depuis quelques années la réduction ne se poursuit pas. Une équipe de chercheurs en économie montre que les différences de rémunération entre les entreprises expliquent en grande partie ces inégalités.
Le 24 octobre 2023, les Islandaises, dont la Première ministre de l'époque Katrín Jakobsdóttir, se sont mises en grève pour protester contre les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes, à poste équivalent et compétences égales. Bien que le pays soit le champion mondial en matière d’égalité de genre dans le classement international du Forum économique mondial, les habitantes de l’île y gagnent toujours en moyenne 9 % de moins que leurs concitoyens masculins.
Au moment de la signature des accords de Beijing pour l’égalité des sexes en 1995, l’écart de salaires entre les femmes et les hommes était de 27 % au sein de l’Union européenne. En dix ans, il est passé à 17,6 % à 12,7 % en 2021. Mais la progression semble aujourd’hui stagner et montre de fortes disparités entre les pays. La Roumanie arrive en tête avec 3,6 % tandis que l’écart salarial estonien, bien qu’ayant fortement diminué, reste dernier du classement à 20,5 %. En France, l’écart stagne depuis une vingtaine d’années autour de 15 %. Ces différences sont calculées sur le taux horaire et ne prennent pas en compte le temps partiel. Elles peuvent être expliquées par le rôle assigné aux femmes dans l’éducation des enfants et de l’impact de la maternité dans l’évolution des carrières féminines.
Les économistes Jan-Luca Hennig et Balazs Stadler tentent de mieux comprendre ces chiffres grâce aux données de l’enquête européenne Structure of earnings survey. Leur attention s’est portée sur le rôle des entreprises dans ces inégalités. Dans l'article "Firm-specific pay premiums and the gender wage gap in Europe", publié par la revue scientifique Economica en 2023, ils cherchent à mieux comprendre les impacts des entreprises et des politiques publiques sur l’égalité femme-homme. La centralisation de la négociation salariale réduit les écarts au sein des entreprises, tandis que certaines politiques familiales réduisent les écarts entre les entreprises.
Différencier les écarts intra et inter-entreprises
D’après les résultats de l’étude, la participation des entreprises à l’écart salarial est de 30 % en moyenne dans l’Union européenne, avec une forte hétérogénéité selon les pays. Au sein de ces 30 %, les chercheurs ont choisi de différencier deux types d’écarts. La différence de salaire entre les hommes et les femmes au sein d’une même entreprise est qualifiée d’écart « intra-entreprise ». Il peut être réduit grâce à des négociations de salaires ou au niveau national, par des politiques de lutte contre les discriminations. Le deuxième type d’écart porte sur les différences de salaires entre les entreprises qui embauchent principalement des hommes et celles qui embauchent principalement des femmes. Cet écart « inter-entreprises » peut être réduit par d’autres mesures, comme le télétravail ou les politiques familiales encourageant le retour à l’emploi pour les femmes ayant eu des enfants.
Selon les chercheurs, les différences inter et intra-entreprises contribuent de manière identique aux inégalités de salaire, mais leurs évolutions suivent des trajectoires différentes. De 2002 à 2014, l’écart intra-entreprise a diminué de moitié, contribuant largement à la diminution de la moyenne globale des différences salariales alors que les inégalités inter-entreprises stagnent.
Cette tendance suggère que les pouvoirs publics doivent aussi se concentrer sur les différences inter-entreprise pour diminuer les inégalités. Ces résultats sont cependant hétérogènes selon les pays. Dans les pays d’Europe de l’Est, c’est l’écart de salaire intra-entreprise qui creuse le plus les inégalités, tandis qu’en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et aux Pays-Bas, l’effet le plus fort vient de la disparité inter-entreprises.
La diminution des écarts de salaires au sein d’une même entreprise, à poste équivalent et compétences égales, est due notamment aux politiques européennes et nationales de lutte contre les discriminations mises en place depuis une vingtaine d’années. Au niveau européen par exemple, les directives de 2004 et 2006 ont encouragé l’égalité de traitement entre les sexes1. Plus récemment, les pays européens ont signé des accords sur la transparence salariale.
- 1Directive 2006/54/EC of the European Parliament and of the Council of 5 July 2006 on the implementation of the principle of equal opportunities and equal treatment of men and women in matters of employment and occupation (recast), EP, CONSIL, 204 OJ L.
La corrélation avec les politiques familiales
Concernant la stagnation des disparités entre les entreprises, les femmes sont encore surreprésentées dans certains secteurs à bas revenus et sous-représentées dans les secteurs les plus rémunérateurs. Par exemple, en 2021, les femmes n’occupaient en moyenne que 34,7 % des postes de direction dans l’UE. Un phénomène qui peut s’expliquer par un retour à l’emploi plus difficile après avoir eu un enfant et de ce fait, moins de promotions.
Pour analyser cet effet, les économistes ont découpé la cohorte en quatre tranches d’âge : de 20 à 29 ans, de 30 à 39 ans, de 40 à 49 ans, de 50 à 59 ans et de 60 à 65 ans. Ils constatent que les plus jeunes souffrent davantage de l’écart de salaire intra-entreprise. Passé l’âge du premier enfant — 29,4 ans en moyenne pour les Européennes — ce sont les différences entre les entreprises qui deviennent plus importantes. À la fin de la carrière, les écarts diminuent, mais restent quand même plus élevés qu’au début de la carrière. Ces chiffres confortent l’idée que les travailleuses souffrent de discrimination en début de carrière, puis d’obstacles pour retrouver un travail rémunérateur après avoir fondé une famille. Ce constat est particulièrement vrai pour l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, ou Chypre, mais cela l’est moins pour la Norvège, la Suède, la Hongrie, ou l’Estonie — pays qui ont des politiques familiales plus volontaristes.
Les chercheurs ont ensuite étudié la corrélation entre les écarts de salaires et les politiques familiales. Celles-ci sont calculées grâce aux dépenses nationales en pourcentage du PIB — avec par exemple, les allocations familiales à la durée du congé maternité et paternité, et le pourcentage d’enfants en crèches. L’impact des allocations financières et des places en crèches est positif sur la réduction des inégalités. Les aides financières et offres de services impactent notamment les individus âgés de 30 à 39 ans, période moyenne du premier enfant.
En Europe, le congé maternité dure entre 2 semaines (Suède) et 58 semaines (Bulgarie). Les congés paternité sont plus courts avec un minimum de zéro jour en Allemagne et un maximum de 16 semaines en Espagne, où il est égal au congé maternité. Selon une étude récente plus le congé maternité s’allonge, plus l’écart de salaire augmente, surtout pour les femmes trentenaires2. L’effet inverse s’observe pour le congé paternité, avec des inégalités de salaires qui se réduisent quand les congés s’allongent.
- 2Grimshaw D., Rubery J., 2015 «The motherhood pay gap : a review of the issues, theory and international evidence», International Labour Office, Inclusive Labour Markets, Labour Relations and Working Conditions Branch. - Geneva: ILO, 2015
Décentralisation des salaires
Les chercheurs montrent également que centraliser la négociation salariale réduit les écarts dus entre autres aux discriminations au sein des entreprises. C’est le cas par exemple dans le secteur de l’industrie, en France ou en Belgique par exemple, où les syndicats négocient les salaires de tout le secteur. Un gouvernement plus impliqué dans la négociation des salaires, par exemple via des salaires minimums ou des négociations directes avec les entreprises, diminue également l’écart de salaires. C’est le cas particulièrement pour la Norvège et la Finlande.
À rebours de ce constat, les pays européens suivent ces dernières années une tendance à décentraliser et flexibiliser les salaires, avec des conventions collectives négociées individuellement par les entreprises. En Espagne, depuis 2012, les conventions collectives d’entreprise ont désormais la priorité sur les conventions de niveau supérieur. Dans les emplois rémunérés à la tâche, très peu conventionnés et en pleine expansion, les femmes gagneraient jusqu’à 37 % de moins que les hommes selon une enquête australienne de 2020.
Dans le futur, les économistes souhaitent étudier quels sont les profils de ces entreprises qui payent peu les femmes : sont-elles des entreprises qui font peu de profit et donc payent moins leurs salariées ? Ou bien sont-elles des entreprises qui ont peu de concurrence sur le marché du travail et peuvent se permettre de ne pas partager leurs profits en payant très peu ? Mieux comprendre les raisons pour lesquelles les femmes travaillent dans des entreprises moins rémunératrices que les hommes est essentiel pour agir pertinemment sur la réduction des inégalités entre les sexes.