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Il était une fois dans l’Ouest : le Bon, la Brute et l’État
Photo cc_Mahir Uysal - Unsplash
Lorsque l’on parle Ruée vers l’or et Far West, on pense tout de suite fortune et anarchie, mais sûrement pas analyse économique. Et pourtant, des économistes ont démontré comment la présence d’institutions étatiques a pu être une barrière significative à la criminalité dans ces régions à cette époque et jusqu’à aujourd’hui, en se servant de données sur les mines du grand Ouest américain. Mais qu’en est-il des États (ou des régions) où la violence préexistait à l’installation des institutions comme forme de régulation du droit de propriété ?
On pourrait penser que la présence de ressources naturelles en abondance est plutôt positive pour un pays ou un territoire, en raison des richesses directes et indirectes qu’elles engendrent. Ce n’est pourtant pas toujours le cas ; pour nombre de pays, cela crée plutôt ce que l’on pourrait appeler une malédiction des ressources naturelles (resource curse en anglais). En effet, les risques de déstabilisation économique et institutionnelle sont nombreux : (1) soit l’économie est trop peu diversifiée pour être pérenne, car basée sur la rente tirée de ces ressources, et de ce fait, très sensible aux variations des cours (2) soit la volonté de personnes avides de s’accaparer ces précieuses ressources naturelles génère des violences. Ce sont les actes de violence qui nous intéressent plus particulièrement ici, et plus exactement, les faits sporadiques et interpersonnels, et non les actes provenant du crime organisé, de gangs ou de seigneurs de guerre.
Qui de la Brute ou de l’État ?
L’idée à l’origine de cette recherche peut paraître triviale : la présence initiale de « l’État » permet-elle de pallier et d’influencer dans le futur, les réactions belliqueuses qui peuvent apparaitre chez certains individus ? La méthode utilisée l’est tout autant : lors de la conquête de l’Ouest, certains gisements de minéraux furent découverts avant que la moindre institution étatique ne soit en place sur zone, tandis que d’autres furent identifiés après que les bases d’un gouvernement aient été posées. Là où l’absence de toute administration était observée, les violences étaient alors bien plus nombreuses, car il n’y avait pas d’autres moyens pour un individu que l’utilisation de la force pour imposer ses droits de propriété sur une terre ou une mine. Ce fait historique permet d’estimer statistiquement les effets de la présence (ou absence) de l’État, dans l’apparition de violences dans les régions où ont eu lieu ces découvertes. Pour ce faire les chercheurs utilisent un modèle mathématique (économétrique, plus précisément) dont le paramètre principal est la différence temporelle qui existe parfois, entre l’installation d’un contrôle gouvernemental et la découverte d’un gisement d’une ressource minérale. Ce modèle est ensuite étendu pour de tester une possible persistance de ces violences, aujourd’hui encore, dans ces régions. Des données remontant au XVIIIe siècle ont donc été utilisées afin de reconstituer chronologiquement le déroulement des faits ; c’est-à-dire de savoir lequel de ces deux événements a précédé l’autre : la découverte du gisement ou la présence de l’État. Ces données rassemblent des informations sur la localisation et la date de découverte de ressources minérales (plus de 17 500), ainsi que sur le moment exact de l’implantation d’administrations de l’État dans ces zones. Enfin, une dernière base de données a été utilisée, concernant les actes violents ayant eu lieu dans ces régions entre 1790 et 1900, en se concentrant plus particulièrement sur les agressions et homicides. Le même type de données pour l’année 2000 a ensuite été employé, afin de pouvoir estimer si oui ou non ces violences ont persisté jusqu’à aujourd’hui.
L’État de nature face aux droits de propriété
Le premier fait qui ressort de l’analyse de ces données est que la fameuse malédiction des ressources naturelles n’est pas une fiction : il y a bien un lien significatif entre la découverte d’un gisement et l’apparition d’actes d’une extrême violence, mais également de la persistance de ceux-ci jusqu’à aujourd’hui. Cependant, cette affirmation n’est vraie que pour les régions dans lesquelles les nouveaux gisements furent découverts avant le moindre développement d’une entité administrative. Cela tend à démontrer que l’État et ses administrations permettent effectivement de réduire l’apparition des violences : l’État agit comme une tierce partie qui supplante l’état de nature où la brutalité et la violence dominent, notamment grâce à une application rigoureuse des contrats et du droit de propriété. En termes d’ordre de grandeur, l’installation d’institutions étatiques semble aussi efficace dans la réduction du nombre de crimes dans une zone donnée que le sont les déterminants traditionnels de la réduction des violences chez les individus (par exemple, les niveaux d’éducation et de revenu).
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Lorsque la Brute corrompt l’État
Une question demeure cependant : pourquoi ces violences persistent-elles encore aujourd’hui, alors même que le gouvernement américain est désormais présent partout sur le territoire ? Une des explications possibles fournies par les auteurs est qu’à l’époque où l’État était absent, les colons défendaient eux-mêmes leurs propriétés ; la violence n’était alors qu’un moyen efficace pour dissuader ou se protéger. Cette utilisation de la violence comme un outil pour faire respecter ses droits a tout simplement fini par devenir une tradition qui est à l’heure actuelle ancrée dans la culture des habitants du Far West. Les administrations gouvernementales qui vinrent ensuite ont tout bonnement adopté, ou n’ont pu changer, cette coutume dominante. De même qu’en l’absence de l’État pour faire respecter la loi, les individus les plus violents sont ceux qui vont dominer le plus, et ainsi s’approprier le plus de terrains et in fine de pouvoir. Une fois que les administrations de l’État arrivent enfin sur ces territoires, l’influence de ces individus s’avère si importante, qu’ils vont être capables de corrompre ces administrations afin de préserver leurs rentes. Ce genre de comportements a été immortalisé dans le célèbre film Il était une fois dans l’Ouest, où un magnat des chemins de fer utilise sa fortune en toute impunité pour se payer des mercenaires qui intimideront ou tueront tous ceux qui refusent de lui céder leurs précieuses terres, sans réaction aucune de la force publique. De tels actes laissent des marques indélébiles sur le développement futur des institutions. Cette étude, en définitive, est un exemple très parlant des effets négatifs potentiels indirects et persistants que peuvent engendrer les découvertes de gisements lorsque les institutions étatiques sont absentes ou trop faibles ; et ce, en dépit de la richesse que les territoires et pays concernés peuvent en tirer : la malédiction des ressources naturelles. En conclusion, il est possible d’affirmer que la présence d’un État suffisamment structuré ainsi que d’un ensemble de normes légales, peut significativement réduire l’apparition et la fixation dans le temps de comportements violents, à la condition que ses institutions soient présentes avant que ces comportements extrêmes ne deviennent un droit coutumier et la culture dominante. Un fait qui avait déjà été développé il y a près de 400 ans par le célèbre philosophe anglais Thomas Hobbes : « Il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun » Léviathan, 1651.