Santé et environnement
Épidémie de césariennes : le cas algérien
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Le monde connait-il une épidémie de césariennes ? Le recours à cette pratique augmente en parallèle de l’implantation d’acteurs privés dans le monde de la santé. À travers l’exemple de l’Algérie, les économistes Ahcène Zehnati, Marwân-al-Qays Bousmah et Mohammad Abu-Zaineh révèlent des différences de pratique entre le privé et le public.
Au cours des deux dernières décennies, de nombreux pays en développement ont connu une augmentation de la part du secteur privé dans leur système de santé. Face au sous-investissement – voire au désengagement – des États, des acteurs privés ont progressivement émergé pour répondre aux insuffisances du secteur public, par exemple en termes d’accès et de temps d’attente. On parle alors d’un système de santé mixte.
Les économistes Ahcène Zehnati, Marwân-al-Qays Bousmah et Mohammad Abu-Zaineh se sont intéressés aux différences de prestations médicales entre ces deux secteurs et aux pratiques duales des médecins, en étudiant le cas des accouchements par césarienne. En Algérie, comme dans de nombreux autres pays, cette pratique est de plus en plus courante, au point que certains scientifiques parlent d’une véritable « épidémie de césariennes »1.
Quelles sont les conséquences du développement des services de santé privés et des pratiques duales des médecins ? Comment expliquer la hausse du nombre de césariennes ? Ce recours de plus en plus massif aux césariennes est-il justifié d’un point de vue médical ? Comment réconcilier les secteurs de santé privé et public afin d’atteindre les objectifs d’efficience et d’équité du système de santé ? Autant de questions auxquelles cette étude tente de répondre.
- 1The Lancet. (2018). Stemming the global caesarean section epidemic. The Lancet, 392(10155), 1279.
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Un système à deux faces
Au cours de ces dernières décennies, l’Algérie a connu des avancées considérables du point de vue de la santé. En effet, entre 1990 et 2015, le taux de mortalité infantile a chuté de 39 ‰ à 22 ‰, tandis que le taux de mortalité maternelle est passé de 216 pour 100000 à 140 pour 100 000.
Cette évolution est allée de pair avec une croissance du secteur privé à but lucratif dans le système de santé. La position du gouvernement algérien était alors d’encourager ce phénomène, afin d’améliorer l’accès aux soins dans les régions mal desservies au niveau sanitaire et ainsi de réduire les inégalités géographiques de santé. Entre 2001 et 2014, la part du public dans les dépenses de santé est ainsi passée de 77 % à 73 %, illustrant l’évolution graduelle vers des sources de financement privées. Face à cette tendance, le Ministère de la Santé algérien continue de gérer les hôpitaux publics, tout en essayant de réglementer le secteur privé qui évolue rapidement en parallèle.
Cette transformation du secteur de la santé s’est accompagnée de l’émergence de pratiques duales. Dans le but de maximiser leurs revenus, une part grandissante de médecins algériens partagent leur emploi du temps entre les secteurs privé et public, voire même quittent définitivement le secteur public. Cette tendance se manifeste particulièrement dans le domaine de la gynécologie, où la part du privé était de 75 % en 2012, un phénomène qui explique en partie le déficit actuel de spécialistes dans le secteur public.
Cependant, le développement des services de santé privés ne semble pas avoir les effets escomptés par le gouvernement algérien. Dans les faits, la présence du privé reste limitée dans les régions économiquement défavorisées, comme dans l’Ouest des Hauts Plateaux et dans le Sud, où le secteur public domine largement. Et si le libre accès aux soins est garanti aux citoyens par la Constitution algérienne, la réalité demeure tout autre.
De plus, des obstacles persistent dans l’accès aux soins. L’obstacle principal est relationnel pour accéder aux services nécessaires dans les hôpitaux publics, tandis qu’il est financier pour accéder aux établissements privés. De plus, la complémentarité recherchée entre les deux secteurs de santé pourrait même avoir des conséquences néfastes, tant sur le plan sanitaire qu’économique.
Des prescriptions injustifiées
Comme évoqué plus haut, le taux de césariennes a connu une forte expansion cette dernière décennie à l’échelle mondiale, et plus particulièrement dans les pays en développement. En effet, le taux de césariennes est passé de 7 % en 1990 à 19 % en 2014. Cette augmentation apparaît justifiée jusqu’à un certain niveau, dans la mesure où les césariennes peuvent améliorer la prise en charge de certaines femmes enceintes, mais aussi garantir leur santé et celle du nouveau-né. S’il n’est pas possible de définir un taux de césariennes optimal à proprement parler, l’OMS s’entend à dire qu’il devrait se situer aux alentours de 10-15 %. En effet, un taux supérieur ne se trouve pas associé à une baisse des taux de mortalité maternelle et néonatale et ne se justifie pas d’un point de vue médical.
Dans leur étude, Ahcène Zehnati, Marwân-al-Qays Bousmah et Mohammad Abu-Zaineh mettent en avant qu’en Algérie, le nombre de césariennes effectuées dans le secteur privé est bien plus élevé que dans le secteur public : seulement 7 % des femmes ayant accouché dans un établissement de santé publique ont subi une césarienne, contre 53 % dans le privé. Les chercheurs révèlent ainsi une forte corrélation entre lieu et mode d’accouchement. En accouchant dans une clinique privée, une femme augmente sa probabilité d’avoir recours à une césarienne de 34 points de pourcentage.
Face à ce constat, il apparaît que des déterminants non médicaux entrent en compte dans la prise de décision de césarienne. Dans les faits, des facteurs, tels que taille du bébé, le diabète de grossesse, un œdème facial ou corporel, augmente les chances d’accoucher par césarienne dans le secteur public, tandis qu’aucune corrélation semblable n’est observée dans le privé. Les césariennes effectuées par les services de santé privés sont donc souvent non médicalement justifiées. De plus, il est à noter que la césarienne est également une pratique qui comporte des risques et de potentielles complications, un sujet souvent peu abordé par les professionnels de santé.
La césarienne : une pratique lucrative
Si la hausse du taux de césariennes ne se justifie par des raisons médicales, quelles en sont les causes ? En 2014, Ahcène Zehnati2 révélait que ces pratiques pouvaient être motivées par des raisons financières. En effet, les césariennes rapportent plus que les accouchements par voie basse. Programmables et plus rapides, elles facilitent la gestion des établissements de santé. Les médecins chercheraient donc à modifier le parcours thérapeutique de leurs patientes pour favoriser le recours à cette pratique, dans le but de maximiser leurs propres revenus. Cela explique le taux plus important dans les établissements à but lucratif. À Alger et Béjaia, 72 % des césariennes ont eu lieu dans des cliniques privées et que ces opérations représentent environ 50 % de leurs revenus.
- 2Zehnati, A. (2014). Analyse économique de l’émergence et du développement d’une offre privée de soins en Algérie. Université de Bourgogne/Université de Béjaia.
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Par ailleurs, il est possible de constater que des facteurs non médicaux, que sont le niveau de richesse et d’éducation, influent la décision de césarienne. Plus les femmes sont riches et instruites, plus leurs probabilités d’accoucher dans le privé et de subir une césarienne sont élevées. De même, le lieu de résidence joue aussi un rôle : les femmes vivant en milieu urbain et dans la région du Nord-Ouest présentent plus de chance d'accoucher par césarienne que celles vivant en zones rurales et dans la région du Centre-Nord.
Quelles solutions face à ces pratiques ?
Face à ces tendances et à leurs conséquences néfastes, quelles solutions peut-on envisager ? Si le gouvernement algérien tente aujourd’hui de réguler les services de santé privés, force est de constater qu’il faut agir davantage. Au niveau plus global de la région Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, Marwân-al-Qays Bousmah, Bruno Ventelou et Mohammad Abu-Zaineh montraient en 20163 que, dans une situation de mauvaise gouvernance, l’augmentation de la part du privé dans les systèmes de santé était associée à de plus mauvais résultats de santé. En d’autres termes, l’essor du secteur privé n’aura un impact positif sur le niveau de santé global que s’il est associé à une bonne qualité institutionnelle. Dans le cas contraire, la dualité du système sanitaire et la double activité des praticiens pourraient affaiblir la qualité des services de santé, imposer de nouveaux obstacles aux individus face aux soins, et donc avoir des conséquences néfastes sur la santé de la population.
Au vu de la situation en Algérie, Ahcène Zehnati, Marwân-al-Qays Bousmah et Mohammad Abu-Zaineh estiment qu’il est nécessaire de mettre en place un cadre juridique approprié pour mieux coordonner les activités des services privé et public, et ainsi renforcer leur complémentarité. Face à la saturation des établissements publics, une législation appropriée doit être instaurée pour renforcer la surveillance au sein d’un secteur privé en pleine expansion et réglementer la double activité des médecins, afin d’améliorer les prestations de soins dans l’ensemble du pays et limiter les pratiques médicales injustifiées, comme dans le cas des césariennes.
Dans ce contexte « d’épidémie de césariennes » et de surmédicalisation de l’accouchement, des projets de recherche interventionnelle ont vu le jour dans le but d’aider la prise de décision sur le mode d’accouchement, en impliquant les soignants et les femmes elles-mêmes. C’est le cas du projet QUALI-DEC, mis en place dans plusieurs pays du Sud, qui évalue des outils non cliniques d’accompagnement des futures mères les aidant à choisir le meilleur mode d’accouchement.
- 3Bousmah, M.-A.-Q., Ventelou, B., & Abu-Zaineh, M. (2016). Medicine and democracy: The importance of institutional quality in the relationship between health expenditure and health outcomes in the MENA region. Health Policy, 120(8), 928–935