Démocratie

Entre expulsion et retour volontaire, la frontière est fine

Photo by ev on unsplash

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Une nouvelle sémantique s’est construite au sein de l’Union européenne : celle du « retour volontaire » des migrants irréguliers. Elle agit parfois comme une frontière à la compréhension de réalités multiples. Jean Pierre Cassarino, politologue, analyse depuis de longues années la migration de retour et met en garde contre l’utilisation abusive du terme « retour » dans le discours politique.

Par Claire Lapique

Claire Lapique

Journaliste scientifique

,
Jean-Pierre Cassarino

Jean-Pierre Cassarino

Auteur scientifique, Collège d’Europe

Cet article a été écrit sur la base d’un entretien réalisé par Claire Lapique avec Jean-Pierre Cassarino. 

À l’heure des fake news et des décodex, les mots prennent des tournures ambivalentes. Langue de bois et autres artefacts langagiers construisent, au-delà des mots ; des murs. Des murs qui n’ont plus d’oreilles et brouillent notre compréhension. Derrière cet appel incessant au « retour », résonnent les mots de Patrick Chamoiseau « Ils organisent le fait que l’on n’arrive jamais »1.

Contrôle aux frontières, centres de détention, identification par empreintes digitales ou encore quotas d’expulsions ont fleuri dans tous les pays européens. Ces dispositifs ont germé sur le terreau fertile des discours sur le « retour » des migrants, diffusés dans les États membres et au sein de l’Union européenne.

Avec la première vague migratoire venue des Balkans, cette nouvelle terminologie s’est affirmée au cours des années 1990 au point de devenir hégémonique aujourd’hui. Basée sur la dichotomie entre « retour volontaire » et « retour forcé », elle a été accréditée par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Elle prend corps dans divers mécanismes comme « l’aide au retour volontaire » en France qui propose aux migrants irréguliers de retourner dans leur pays moyennant compensation financière.

À travers une multitude d’entretiens réalisés en Algérie, au Maroc et en Tunisie avec des migrants expulsés ou ayant décidé de rentrer de leur propre chef, Jean-Pierre Cassarino, enseignant au Collège d’Europe et titulaire de la Chaire « Études migratoires » à l’IMéRA (Marseille), revient sur l’utilisation trompeuse de ces catégories.

  • 1Patrick Chamoiseau, 2017, "Frères migrants", Seuil
Photo by David Werbrouck on unsplash

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La novlangue du retour forcé/retour volontaire

Dans 1984 George Orwell construisait une véritable novlangue où toutes nuances étaient supprimées au profit de dichotomies qui annihilent la réflexion sur la complexité d’une situation. C’est oui, c’est non ; c’est blanc, c’est noir ; c’est simple. Toute connotation péjorative est supprimée et remplacée par la négation des concepts positifs. Le « mauvais » devient « non-bon ». Dans le livre d’Orwell, cette pensée binaire nie la critique vis-à-vis de l’État et tue dans l’œuf tout débat.

Aujourd’hui, les instances internationales et européennes produisent un discours dichotomique où le retour volontaire se distingue du retour forcé. En 2005, le Conseil de l’Europe, écrit dans ses « Vingt principes directeurs sur le retour forcé » :

Le retour volontaire est préférable au retour forcé et présente beaucoup moins de risques d’atteintes aux droits de l’homme. C’est pourquoi il est recommandé aux pays d’accueil de l’encourager, notamment en accordant aux personnes à éloigner un délai suffisant pour qu’elles se conforment de leur plein gré à la décision d’éloignement et quittent le territoire national, en leur offrant une aide matérielle telle que des primes ou la prise en charge des frais de transport, en leur fournissant des informations détaillées dans une langue qui leur est compréhensible sur les programmes existants de retour volontaire, en particulier ceux de l’Organisation internationale des migrations (OIM)

Vingt principes directeurs sur le retour force, Conseil de l’Europe*

Pour Jean-Pierre Cassarino, la coercition s’applique pourtant dans les deux cas. L’Allemagne par exemple, considère l’Afghanistan comme un pays sûr. Elle a signé un accord avec ce dernier pour le « retour » volontaire et forcé des Afghans en situation irrégulière. Mais « les migrants qui ont été expulsés d’Allemagne ont été forcés d’accepter le retour volontaire » explique Jean-Pierre Cassarino. Un des interrogés Afghans témoigne ainsi : « On m’a demandé de signer et j’étais en détention, je ne voulais plus rester enfermé, j’avais peur ». Dans ce cas, parler de « retour volontaire » affirme un aspect positif. C’est un mécanisme politique plus facilement accepté par le public.

Pour l’OIM, le retour volontaire concerne la personne qui signe une déclaration dans laquelle elle accepte de retourner dans son pays. Dans ce cas et en règle générale, on lui offre le billet de retour. À l’inverse, dans le cas du retour forcé, la personne est contrainte, par ordre de la préfecture, de quitter le territoire. Elle est souvent accompagnée d’une escorte de rapatriement qui est coûteuse pour le gouvernement. Le retour volontaire n’est pas qu’une question sémantique, c’est aussi une question financière. On estime entre 10 000 et 15 000 euros une reconduite forcée à la frontière contre 2000 à 4000 pour un retour volontaire2. En tous les cas, dans cette dichotomie, la décision individuelle du migrant compte de moins en moins.

Photo by Max Kobus on unsplash

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Que se cache-t-il derrière le mot retour ?

Peut-on utiliser le même mot pour un migrant rapatrié dans un pays en guerre, pour celui qui est renvoyé parce qu’illicite et pour celui qui décide, de sa propre initiative, de revenir au pays ? Difficile de nier l’aspect pluriel du retour migratoire. Jean-Pierre Cassarino explique comment la terminologie du « retour » s’assimile à l’expulsion, par manipulation politique.

Audio file
« Comment pourrais-je décrire sa situation comme ‘migrant de retour ’ ? »
Témoignage J-P Cassarino sur l’un de ses entretiens terrain dans le cadre de ses recherches sur les migrations de retour

Jean-Pierre Cassarino se réfère à Albert Camus. Dans L’homme révolté, il plaide pour la clarté terminologique, parce qu’il ne faut pas « pactiser avec la propagande ».

« Si une personne est expulsée de son pays, elle n’est pas ‘retournée’ au pays. Les chercheurs travaillent de fait sur l’expulsion quand ils parlent de retour. »

« Éjecté volontaire » ou « déplacé poétique » écrit l’écrivain Patrick Chamoiseau pour faire contrepoids.

Retour pour le développement ?

L’ampleur qu’a pu prendre « le retour » dans les instances internationales repose aussi sur la promotion du développement dans les pays d’origine. Jean-Pierre Cassarino et son équipe de chercheurs ont interrogé 700 migrants tunisiens de retour en questionnant l’influence de l’expérience migratoire sur l’entrepreneuriat. En mars 2014, un partenariat avait été signé entre la Tunisie et l’Union européenne pour faciliter l’acquisition de compétences aux jeunes tunisiens afin de leur permettre, une fois rentrés, de « développer des activités économiques rentables ».

Qu’en est-il dans les faits ? Les migrants qui se sont insérés facilement dans le marché du travail avaient achevé leur séjour migratoire par eux-mêmes en affirmant leur souhait de revenir au pays. Qu’ils aient fini leurs études, qu’ils veuillent créer leur entreprise ou qu’ils aient atteint leurs objectifs en France, tous ont pu réunir les opportunités, le temps et les ressources nécessaires pour construire un projet de retour. Ici le « retour volontaire » prend tout son sens. Jean-Pierre Cassarino parle de cycle migratoire « complet ».

Mais tous les migrants n’ont pas eu cette chance. La décision relève parfois d’un choix par défaut. Une socialisation difficile, des problèmes familiaux ou la précarité peuvent pousser la personne à rentrer à contrecœur. Pire, l’expérience migratoire peut être brutalement interrompue par une obligation à quitter le territoire. Pour ces migrants qui ne peuvent achever leur cycle (qu’il soit incomplet ou interrompu) de sérieuses difficultés se présentent sur la route du retour. Ils ont beaucoup plus de mal à s’insérer dans le monde professionnel.

En approchant le retour par la complétude des cycles migratoires, Jean-Pierre Cassarino montre qu’il n’y a pas qu’une façon de revenir et que la durée du séjour a des conséquences sur le développement dans le pays d’origine. C’est un appel à repenser les usages politiques et sémantiques du « retour » ; à remettre en question des notions qui s’inscrivent dans les inconscients collectifs. C’est un rappel à ce que Vaclav Havel écrit dans Quelques mots sur la parole « Et voilà justement de quelle manière diabolique les mots peuvent nous trahir, si nous ne faisons pas constamment preuve de prudence en les utilisant ».

 

*Source Conseil de l’Europe : https://www.coe.int/t/dg3/migration/archives/Source/MalagaRegConf/20_Gu…;

Références

Cassarino, J.-P., 2014, « A Reappraisal of the EU’s Expanding Readmission System », The International Spectator: Italian Journal of International Affairs, 49:4, 130-145.
Cassarino J.-P., 2015,« Relire le lien entre migration de retour et entrepreneuriat, à la lumière de l’exemple tunisien », Méditerranée, 124, 67-72.

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