En zone euro, une certaine hétérogénéité dans l’accès aux financements persiste
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En termes de stabilité financière et des prix dans la zone euro, c’est la Banque centrale européenne qui tire les ficelles. Ainsi, les puissants instruments dont elle dispose face aux crises doivent servir les intérêts de l’ensemble des pays et des citoyens — pour qui le prix du panier de consommation ou les conditions d’emprunts sont intimement liés à Francfort.
Dans le cadre de la réponse à la crise sanitaire le 19 mars 2020, la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, annonçait la mise en place de mesures exceptionnelles pour répondre à la crise. Les objectifs : maintenir l’offre de crédit en évitant les distorsions dans les coûts et assurer la stabilité des taux d’intérêt à long terme. Plus récemment, lors de son discours du 17 novembre 2023 à Francfort, elle affirmait que seule une intégration financière européenne plus poussée permettrait de faire face aux défis de la démondialisation, de la démographie, et de la décarbonation en mettant en garde contre la « fragmentation financière » de l’économie européenne.
Union monétaire : une politique monétaire commune et des marchés parfaitement intégrés
Une union monétaire, telle que celle de l’euro depuis 1999, se définit comme une zone économiquement intégrée : plus de barrières à la mobilité des biens, des services, des capitaux et des travailleurs entre les pays qui la composent et une politique commerciale coordonnée vis-à-vis du reste du monde. Elle se caractérise par une politique monétaire, une banque centrale et une monnaie communes à tous les membres. Ainsi, une parfaite intégration financière régionale devrait homogénéiser les opportunités d’investissement et se traduire par une augmentation des liens financiers transfrontaliers, un meilleur partage des risques et une symétrie dans l’exposition aux frictions et aux chocs communs de tous les pays de l’union.
Mais, dans la zone euro, les effets de la politique monétaire ne semblent pas totalement homogènes. En particulier, des différences persistent dans l’accès aux services financiers entre les pays, faisant planer le risque d’une « fragmentation financière ». Plusieurs indicateurs permettent de mesurer cette fragmentation, le plus connu étant le « spread ». Il correspond à la différence entre le taux d’intérêt d’emprunt des pays de la zone euro avec celui de l’Allemagne, pays référence, pour une même durée et dans des conditions semblables. Un spread qui s’envole peut contribuer à fragiliser un pays et évoquer l’hypothèse d’une crise de la dette souveraine — comme celle de 2010 à 2012.
Quelles sont les marges de manœuvre de Francfort pour réduire cette fragmentation au niveau des marchés financiers et du secteur bancaire, en vue d’accroître l’impact positif de la politique monétaire sur le crédit aux ménages et aux entreprises ? Une équipe de chercheurs a enquêté sur l’impact des politiques monétaires européennes sur cette fragmentation bancaire et financière dans la zone euro, dans le cadre d’une étude intitulée « One size may not fit all: Financial fragmentation and European monetary policies. » publié en 2023 dans Review of International Economics.
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Une puissante influence sur l’économie
La Banque centrale européenne (BCE), créée en 1998, a pour rôle principal de mettre en œuvre la politique monétaire de la zone euro et de maintenir la stabilité des prix, avec un taux d’inflation fixé à 2 % à moyen terme. Elle oriente donc sa politique monétaire en fonction de la conjoncture et intervient notamment en période de crise ou de forte inflation. Depuis 2013, dans le cadre de la création de l’union bancaire européenne, elle est aussi chargée de la supervision prudentiell1 des établissements de crédit dans la zone euro. Pour atteindre ces objectifs, la BCE dispose de plusieurs instruments, le plus classique étant le taux d’intérêt directeur.
Les chercheurs ont analysé des données sur 12 ans — de l’effondrement de Lehman Brothers en 2008 jusqu’à la veille de la crise sanitaire de 2020. Depuis la crise des subprimes de 2008, la Banque centrale européenne a constamment diminué ses taux directeurs pour encourager la croissance, avoisinant le zéro sur une dizaine d’années. Cet instrument ayant des effets limités, elle a mobilisé d’autres instruments de politique économique dits « non-conventionnels ». Elle a augmenté ses opérations de refinancement à destination du système bancaire pour des maturités de plus en plus longues, mesures intitulées Credit Easing, c’est-à-dire « assouplissement du crédit », ou Long-Term Refinancing Operation (LTRO). L’objectif est de mettre à disposition des banques des gros volumes de liquidités à des taux d’intérêt avantageux sur une période prolongée, généralement de plusieurs années, dans l’optique de relancer le crédit aux ménages et aux entreprises, et ainsi la croissance.
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On appelle « supervision prudentielle » l’ensemble des dispositifs mis en œuvre en vue de maintenir la stabilité bancaire et financière.
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Puis, en janvier 2015, au plus fort de la crise de la dette souveraine, Francfort a introduit un deuxième outil non conventionnel : l’assouplissement quantitatif ou Quantitative Easing (QE). Il consiste en l’achat massif d’actifs financiers, principalement des titres de dettes (obligations) des États de la zone euro, dans le but d’injecter de la liquidité et de stimuler l’économie. Cette politique vise à réduire les taux d’intérêt à long terme, en particulier les taux sur les emprunts des États, à augmenter la quantité de monnaie en circulation et à encourager les investissements.
L’analyse des prises de risque associées aux crédits des banques et des États au sein de la zone euro révèle que les politiques monétaires non conventionnelles mises en place entre 2013 et 2019 sont perçues comme un signal positif par les marchés financiers contribuant ainsi à restaurer la confiance des investisseurs. Toutefois, l’intégration financière et bancaire au sein de la zone ne semble pas avoir atteint leur niveau d’avant la crise de 2007.
Des prises de risques trop hétérogènes
Dans leur modèle, les chercheurs comparent l’impact des instruments de politique monétaire mis en place entre 2008 et 2020 sur la réduction de la fragmentation financière et bancaire dans la zone euro. Ils introduisent de nouveaux indicateurs qui s’ajoutent aux mesures de dispersion des prix généralement utilisés pour mesurer la fragmentation, en vue d’identifier les canaux de transmission de ces mesures à l’échelle de la zone euro, mais aussi de chaque pays.
Selon ce modèle, les manipulations sur les prêts à long terme à destination des banques (LTRO) et sur les taux d’intérêt produisent des effets positifs principalement sur le secteur bancaire. Le rachat de dette (QE) accroît la confiance sur le marché financier. L’impact de ces mesures combinées est bénéfique à une réduction de l’écart entre les taux d’emprunt entre les pays, mais a un impact limité sur les écarts entre les volumes de crédits disponibles sur le marché bancaire au sein de chaque pays.
Ce dernier effet peut être expliqué par une hétérogénéité du « risk-taking channel », le degré de prise de risque des banques dans chaque pays de la zone. Dans le cas de la zone euro, même si les taux du crédit se mettent à converger entre les pays, le volume de crédits que les banques mettent à disposition des emprunteurs privés reste inégal, car les politiques d’encadrement des prises de risque des banques — les politiques macro-prudentielles — restent en partie nationales. Un autre effet qui provoque de l’hétérogénéité est que certaines banques préfèrent utiliser les liquidités mises à disposition par la BCE pour acheter des actifs en dollars, ce qui va limiter l’impact positif de ces mesures sur l’offre de crédit aux ménages et aux entreprises.
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Comment diminuer cette hétérogénéité ?
Un premier levier d’action, conjoncturel, peut se jouer sur les arbitrages faits dans les rachats des dettes nationales par la BCE en cas de crise. Lors de la mise en place du Quantitative Easing (QE) en 2015, la Banque européenne a racheté les dettes des pays en fonction du « capital key » de chaque pays, c’est-à-dire de la part de chaque pays dans le capital de la BCE. De ce fait, c’est principalement la dette allemande qui a été achetée alors que le pays était l’un des plus résilients face à la crise. Lors de la crise du Covid-19, dès mars 2020, la BCE a renforcé les dispositifs déjà mobilisés entre 2009 et 2019, mais dans le cadre de l’achat d’actifs sur les marchés financiers, elle a ciblé prioritairement les pays les plus touchés par la crise. Par exemple, l’Italie, particulièrement impactée a massivement bénéficié de l’investissement de la Banque centrale européenne, ce qui a contribué à réduire significativement son spread.
Dans une logique plus structurelle, pour résoudre ce problème de fragmentation financière dans la zone euro, les chercheurs suggèrent de prendre des mesures supplémentaires en matière de réglementation bancaire régionale. Ils proposent notamment d’unifier les règles nationales qui encadrent les conditions d’emprunts pour limiter les distorsions dans les volumes de crédits mis à la disposition des ménages et des entreprises entre les pays.
Enfin, le projet d’union des marchés de capitaux, en parallèle d’une union bancaire, comme cadre financier commun à tous les pays, avait été proposé par l’ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, en 2014. Il permettrait aux pays et entreprises de bénéficier des mêmes opportunités de financement sur les marchés financiers et de réduire la fragmentation financière en évoluant sous le même régime de lois financières. Dix ans plus tard, Mario Draghi, ex-président de la Banque Centrale Européenne, a appelé à accélérer le processus pour faire face à la compétitivité américaine et chinoise et aux grands défis énergétiques et géopolitiques actuels et à venir. Les décisions que prendra l’Europe dans les prochaines années seront essentielles pour renforcer encore la confiance des citoyens vis-à-vis de l’euro et pour asseoir sa position de leader dans la transition vers un monde plus juste et plus durable.