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Des juges plus cléments pendant le ramadan
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Justice et jeûne font-ils bon ménage ? Lors du ramadan, les juges de confession musulmane prononcent 40 % d’acquittements en plus. Cet excès de clémence vient d’être révélé par l’analyse de 380 000 dossiers judiciaires instruits par 8500 magistrats du sous-continent indien par les économistes Sultan Mehmood, Avner Seror et Daniel L. Chen.
Que se passe-t-il dans la tête d’un juge ? Comment fait-il pour savoir s’il doit prononcer un acquittement ? Choisir une peine ? Les tentatives pour répondre à ces questions s’inscrivent dans la réflexion autour de la prise de décision des individus.
Les décisions des juges et jurés font l’objet d’une attention particulière. Seuls ces magistrats disposent du pouvoir de prononcer la « décision de justice » capable d’innocenter ou de condamner. Du fait de leurs conséquences, ces décisions se doivent d’être le plus objectives possible. Néanmoins, les dépositaires de l’autorité judiciaire restent des êtres humains et peuvent être influencés, même par des petits riens du quotidien.
Chez les juges, la faim est associée à une plus grande sévérité1. Mais que se passe-t-il en cas de combinaison avec d’autres éléments comme un appel à la générosité et la clémence, que l'on retrouve à la période de Noël ? Entre facteur physiologique et injonction morale, lequel l’emportera ?
Pour en savoir plus, les économistes Sultan Mehmood, Avner Seror et Daniel L. Chen se sont intéressés à l’effet sur la prise de décision des juges d’un évènement réunissant jeûne et piété : le ramadan.
- 1Danziger, S., Levav, J. & Avnaim-Pesso, L. Extraneous factors in judicial decisions. Proc. Natl Acad. Sci. 108, 6889–6892 (2011).
Une décision sous influence
En 2011, une étude suivant huit juges israéliens conclut que le meilleur moment pour être jugé est après la pause repas. Bien qu’aujourd’hui critiqué pour la méthodologie employée, ce résultat s’inscrit dans une littérature scientifique associant des déficiences physiologiques, comme le manque de sommeil et de nourriture, à la sévérité des magistrats.
Pour une autre partie de la littérature, la privation de nourriture peut avoir des effets positifs2. Le jeune à travers la diminution de la graisse corporelle, du cholestérol, la stimulation de neurotransmetteurs se trouve associé à de meilleures capacités cognitives3. Une amélioration de la mémoire et de la réflexion qui pourrait être bénéfique aux juges.
Les rituels, culturel ou religieux, peuvent aussi avoir une influence soit en impactant physiologiquement ses participants soit par des injonctions morales. Noël et son fameux « esprit de noël » en est un bon exemple avec une incitation à la générosité. Mais certains rituels du fait de leurs propriétés sont plus intéressants à étudier pour les chercheurs.
- 2Santos, H. O. & Macedo, R. C. Impact of intermittent fasting on the lipid profile: Assessment associated with diet and weight loss. Clin. Nutr. ESPEN 24, 14–21 (2018).
- 3Bogdan, A., Bouchareb, B. & Touitou, Y. Ramadan fasting alters endocrine and neuroendocrine circadian patterns. Meal–time as a synchronizer in humans? Life Sci. 68, 1607–1615 (2001).
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Le ramadan, un objet d’étude singulier
Avec un effectif d’environ deux milliards, les musulmans sont le deuxième groupe religieux au monde. Le jeûne du mois de ramadan est sans doute l’un des rituels religieux les plus suivis. Ce pilier de l’Islam est régi par des règles strictes. Il impose de ne consommer ni eau ni nourriture, du lever au coucher du soleil, à tous les adultes en état et pendant une durée de 40 jours. Un comportement pieux est attendu à travers des prières, de l’introspection et des actes de charité…
Bien qu’imposant des constances, ses règles séculaires engendrent aussi des différences entre chaque itération. Soumis à un calendrier lunaire, il avance chaque année de 11 jours. La durée journalière du jeune subit aussi ce mouvement inexorable, la longueur des journées variant au cours de l’année. Son odyssée à travers le calendrier, engendre des variations de saisons et d’intensité du jeune entre les années.
La période du ramadan est la même pour tout le monde provoquant une inégalité entre ses pratiquants. La période entre l’aurore et le crépuscule varie avec la position géographique et plus précisément la latitude. En 2023, la durée journalière moyenne du jeune à Lille est de 14 heures et 52 minutes soit une demi-heure de plus qu’à Marseille. Au sein de territoires immenses comme le sous-continent indien, les différences entre les points les plus distants peuvent atteindre deux heures.
De par son fonctionnement, le ramadan se trouve marqué par la stabilité et la variation. Pour les scientifiques cela en fait un objet d’étude singulier. Le changement de date annuel permet d’isoler les effets saisonniers et de se concentrer sur les effets du rituel alors que les variations de la durée du jour entre les années et les territoires informent sur l’intensité du jeune. Pour certains il est même plus intéressant que d’autres rituels, comme Noël ou Pâques dont la dimension religieuse s’est quelque peu perdue dans la culture occidentale.
Des juges plus cléments
Pour leur étude, le trio d’économistes s’est intéressé à deux pays avec de fortes communautés musulmanes : l’Inde et le Pakistan.
Au total, ils disposaient des dossiers instruits par 917 juges pakistanais de 1950 à 2016 et 7 668 juges indiens de 1997 à 2018, soit environ 400 000 affaires judiciaires. Le ramadan étant une affaire de musulmans, la première étape de leur étude fut de différencier les magistrats musulmans de leurs confrères. Chose facile pour les juges pakistanais, leur religion étant inscrite dans les registres des tribunaux. Ce qui n’est pas le cas pour leurs homologues indiens. Ce problème fut contourné à l’aide d’une intelligence artificielle qui attribua, selon les patronymes, une religion à chaque juge. Il ne restait ensuite plus qu’à analyser ce volume conséquent de données.
Leurs résultats sont sans appel. Durant le ramadan, les juges pakistanais et indiens de confession musulmane prononcent 40 % d’acquittements en plus. La longueur des journées et donc l’intensité du jeune à même un effet puisque chaque heure supplémentaire de jeune par rapport à la moyenne augmente de 10 % le taux d’acquittement.
Des décisions moins critiquées
L’émission d’une décision de justice ne marque pas forcément la fin d’une procédure judiciaire. Toute partie prenante peut la contester en faisant appel. En cas de sollicitation, la cour d’appel émet un second jugement pouvant conforter ou invalider la première décision. Cette procédure judiciaire peut être perçue comme une sécurité permettant d’identifier et de corriger les mauvaises décisions.
Lors du ramadan, le taux d’appel et d’annulation des jugements prononcés par les juges de confessions musulmanes est plus faible. Comme pour la clémence, la longueur du jeune a un effet avec une diminution 3 % le taux d’appel et de 5 % le taux d’annulation par heure supplémentaire. Ces valeurs indiquent que non seulement les juges musulmans sont plus cléments, mais aussi qu’ils prennent de meilleures décisions durant le ramadan. Cette conclusion est confortée par un plus faible taux de récidives des individus acquittés sur cette période.
Les auteurs de l’étude expliquent ce résultat par l’influence de « l’idée de clémence inhérente au rituel musulman » sur les décisions de justice. Néanmoins, son influence « va plus loin en faisant prendre aux juges de meilleure décision ».
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Un biais conscient
Lors de la réalisation de l’étude, les chercheurs ont interagi avec des juges pakistanais qui avaient conscience d’être biaisés pendant le ramadan. À leurs yeux, cet excès de clémence est même un problème.
« J’ai interrogé beaucoup de juges au Pakistan, ils reconnaissaient en général être plus cléments durant le rituel, mais avaient du mal à admettre que c’était bénéfique », commente Sultan Mehmood.