Croissance et crise
(Dé)Centralisons les biens communs !
Photo by Marc Olivier Jodoin on unsplash
Doit-on préférer les grandes métropoles aux petites communes ? Dans la théorie économique classique, la réponse est oui : centraliser permet de réduire les dépenses. Pourtant, quand les autorités publiques ne disposent pas de toute l’information pertinente, on peut préférer à cette solution centralisée un modèle fédéral avec plusieurs petites villes entre lesquelles on peut effectuer de la redistribution. C’est ce que montrent Nicolas Gravel et Michel Poitevin en étudiant la répartition des biens publics dans des cadres fédérés ou unitaires.
En 2016, en France, la création de la métropole Aix-Marseille est lancée. Une partie des dépenses liées aux biens publics passe des mains des communes (Aix, Aubagne, Vitrolles etc.) à celle de la géante métropole.
De même, en 2002, au Canada, une grande politique de fusion municipale avait été mise en œuvre. C’est ainsi que l’île de Montréal qui abritait 27 villes en plus de la commune de Montréal est devenue une seule métropole qui gère aujourd’hui des biens publics tels que la force de police, les pompiers ou l’eau.
Centraliser pour mieux régner ?
Pourquoi centraliser les villes, et regrouper les communes ? Economiquement, il est plus rentable de centraliser la gestion des biens publics, comme c’est le cas avec la métropole de Montréal. Les biens publics (ou collectifs) sont généralement financés par les impôts. Ils comprennent le ramassage des ordures, le déneigement, la police, l’entretien des routes, l’accès à l’eau, etc. Ce sont ce qu’on appelle des biens non-rivaux qui, une fois disponibles, peuvent bénéficier à tout le monde de la même manière.1 Plutôt que d’avoir vingt-sept administrations en charge du ramassage de neige à Montréal, il est plus économique d’en avoir une centrale qui couvre tout le territoire, à un coût moindre par habitant. Cette centralisation est-elle toujours la meilleure solution ?
D’après la théorie économique classique, la réponse est clairement oui. En effet, cette théorie repose sur l’hypothèse peu réaliste que l’autorité publique a une connaissance parfaite de ce que veulent et gagnent les individus qu’elle représente. Dans un tel cas, il évidemment plus efficace d’avoir des métropoles centralisées pour réduire le coût par habitant des biens publics fournis en finançant ce coûts par des impôts individualisés, qui peuvent dépendre des revenus et des préférences de tout un chacun. Cependant une telle connaissance parfaite par l’autorité publique des préférences et des capacités contributives des uns et des autres est rarement observée dans la réalité. Il n’est pas facile de connaître les dispositions à payer des individus pour les biens publics. En outre, ces individus n’ont aucune incitation à fournir cette information s’ils pensent que les impôts qu’on leur demandera de payer en dépendent.
- 1Par opposition à un bien rival ou « privé » comme un ordinateur portable, qui, s’il est utilisé par une personne, ne peut l’être par d’autres au même moment.
Nicolas Gravel et Michel Poitevin étudient donc un cas plus réaliste où l’autorité publique ne connaît pas les dispositions à payer pour les biens publics des ménages. Ils examinent, dans un modèle théorique, les conditions sous lesquelles il peut être préférable d’organiser la production de biens publics dans un cadre fédéral (plusieurs communes) avec de la redistribution, plutôt que dans un cadre unitaire ou centralisé (une grande métropole).
La part du pauvre
Pour simplifier les choses, les auteurs partent d’un groupe de personnes ayant les mêmes préférences en matière de biens publics mais ayant des revenus différents. Ils considèrent même le cas le plus simple où il n’y a que des pauvres et des riches. Ces personnes peuvent habiter une seule et même grande ville. Dans ce cas, la quantité de bien public et les impôts payés seront les mêmes pour tous du fait de l’incapacité de l’autorité publique à individualiser les contributions. Tout le monde aura donc accès à la même quantité de bien public, moins couteuse en moyenne à financer du fait du grand nombre de contributeurs. Dans une telle ville, il n’y aurait pas de redistribution, et les riches et les pauvres conserveraient des revenus très différents après l’impôt uniforme.
Une autre solution serait d’avoir deux villes proposant chacune un «menu » distinct de biens publics et d’impôts. Dans ce cas, la population devrait se répartir d’elle-même entre les deux communes en fonction de ses dispositions à payer pour les biens publics moyens, chacun choisissant son menu préféré. Cela augmenterait les coûts de fourniture des biens publics, dont les quantités devraient être dupliquées dans les deux villes. Mais cette solution permettrait de corriger en partie les inégalités de revenu entre individus par un système de péréquation fiscale entre les communes. Dans un tel système, une fraction des impôts exigés des habitants des communes « riches » financerait en partie les biens publics offerts dans les communes « pauvres ».
Tous pour un ou chacun pour soi ?
Dans quelles conditions l’autorité publique préfère-t-elle une solution à l’autre ? Nicolas Gravel et Michel Poitevin montrent que la réponse à cette question dépend de l’hétérogénéité de la population, et de la nature de l’autorité publique. En effet, quand les écarts de revenus entre les personnes sont très grands, c’est la séparation des villes - associée à de la redistribution - qui apparaît comme la solution la plus avantageuse. Cela augmente le coût de production des biens publics, en créant par exemple deux forces de police au lieu d’une, mais cela va aussi permettre aux individus de payer des impôts en fonction de leurs moyens. Au contraire, quand les écarts de revenus sont faibles, alors l’autorité publique a davantage intérêt à réduire les coûts en gérant une seule et même ville. Cette préférence va aussi dépendre de l’éthique politique de l’autorité publique.
En effet, en économie, on considère souvent des décideurs sociaux poursuivant différents objectifs. Dans leur étude, les chercheurs considèrent deux types de décideurs. Le premier est de type « utilitariste ». Son objectif est de rendre maximal la somme des bonheurs individuels, sans se soucier de savoir comment cette somme est redistribuée entre les riches et les pauvres. Le second, au contraire, se soucie infiniment du sort des pauvres et préfère aider les plus mal lotis.2 Globalement, les deux types de décideurs tendront à favoriser la solution fédérale lorsque les écarts de revenu entre les riches et les pauvres sont importants. Mais le décideur utilitariste ne choisira la solution fédérale que si l’écart de revenu est extrêmement important. Le décideur plus soucieux du sort des pauvres choisira le système fédéral même dans des situations d’écarts de revenu relativement faibles entre les riches et les pauvres.
- 2Il s’agit de l’adoption du principe de différence du philosophe John Rawls (1921-2002) suivant lequel il faut maximiser l’intérêt des personnes les moins favorisés.
Ne pas centraliser tous azimuts
Pour simplifier leur modèle, Nicolas Gravel et Michel Poitevin se sont intéressés à des individus ne se différenciant que par leurs revenus. Si les individus avaient les mêmes richesses mais des préférences différentes pour les biens publics (c’est-à-dire que certains seraient prêts à payer plus d’impôts pour un bien public que d’autres), les conclusions seraient similaires.
Dans la réalité, les choses sont plus complexes et d’autres données entrent en jeu. Cependant, la centralisation due à une fusion de villes n’est pas toujours la meilleure solution. Que ce soit pour des raisons économiques ou culturelles, ces regroupements municipaux déroulent rarement sans protestation de la population. Ainsi, que ce soit pour la Métropole d’Aix Marseille, ou à Montréal, de nombreuses voix se sont élevées contre la fusion municipale. À Montréal, quelques années après la création de la métropole, suite à un référendum, 15 communes sur les 27 ont retrouvé une indépendance relative par rapport à celle-ci. Si la motivation de ces communes à « défusionner » était surtout culturelle (communes anglophones), un argument souvent donné était l’inadéquation d’une offre unique de biens publics aux goûts très différents des populations.