Comment le passé nous éclaire sur le travail au féminin ?

© J. Howard Miller — U.S. National Archives and Records Administration
Quelle est l’histoire de la place des femmes dans le monde du travail ? En explorant le travail non rémunéré réalisé par les femmes au cours des 150 dernières années aux États-Unis, les économistes Barbara Petrongolo, Claudia Olivetti et Rachel Ngai révèlent l’importance souvent sous-estimée de leur rôle.
Le XXe siècle marque un tournant décisif pour les femmes dans le monde professionnel. Entre lutte pour l’égalité des droits, changements sociaux et bouleversements économiques, les femmes ont progressivement investi le monde professionnel. Aux États-Unis, les femmes représentaient 14 % de la main-d’œuvre en 1966 contre 53 % en 2013. Le profil des travailleuses a aussi changé : ce ne sont plus des jeunes filles quittant leur emploi après le mariage, mais des femmes de tout âge et de toutes conditions1.
Malgré les avancées, des inégalités persistent. Les femmes occupent majoritairement des emplois moins qualifiés, moins rémunérés et souvent dans le secteur tertiaire. Elles demeurent aussi sous-représentées dans les postes à fortes responsabilités et à haute rémunération.
Bien souvent les études sur le travail se focalisent sur le travail rémunéré, négligeant le travail non rémunéré, ce qui conduit à une sous-évaluation de la participation des femmes. Le travail non rémunéré comprend les tâches domestiques, mais aussi des tâches professionnelles réalisées « gratuitement », comme « donner un coup de main » dans l’entreprise familiale.
Prendre en compte l’ensemble des formes de travail des femmes révèle non seulement leur présence significative dans le monde du travail, mais aussi qu’elles ont, tout comme les hommes, subi les transformations de l’économie. C’est sur ces évolutions au cours des deux derniers siècles aux États-Unis que se sont penchées les économistes Barbara Petrongolo, Claudia Olivetti et Rachel Ngai.
Travail et révolutions industrielles
L’analyse des économistes porte sur les travailleurs nord-américains de 1870 à 2019, une période marquée par une croissance économique quasi ininterrompue et des transformations profondes tant dans les modes de production que la définition même du travail.
Sur les 150 années étudiées, les États-Unis ont traversé trois révolutions industrielles. La première, au début du XIXe siècle, se caractérise par l’essor de la machine à vapeur, du chemin de fer et des industries à grande échelle. L’émergence de l’électricité et du pétrole a ouvert la voie à la seconde révolution industrielle, qui a permis la production de masse. La troisième révolution, au cours de la seconde moitié du XXIe siècle, repose sur l’électronique et les technologies numériques. Sous l’impulsion de ces révolutions, l’économie américaine initialement fondée sur l’agriculture est devenue industrielle puis a évolué vers une société post-industrielle, où le secteur tertiaire domine. Ces transformations structurelles ont affecté les travailleurs tant masculins que féminins.

© J. Howard Miller - U.S. National Archives and Records Administration
À chaque évolution économique correspond un changement dans le rôle des femmes.
Les données du recensement aux États-Unis permettent de jeter un éclairage sur l’évolution de la population, de sa distribution géographique et de ses activités. De 1870 à 2019, l’emploi des femmes et des hommes suit des courbes très différentes. Tandis que le taux d’emploi des hommes reste relativement élevé avec une légère baisse progressive l’amenant à 80 % environ, le taux des femmes commence bien plus bas (16 %) avant de connaître une forte augmentation à partir de la seconde moitié du XXe siècle pour se stabiliser à plus de 70 % dès les années 1990.
Bien que couvrant une large population sur une longue période, les données du recensement présentent des limites. Elles ne considèrent que le travail rémunéré, ce qui conduit à une sous-évaluation de la participation des femmes au monde du travail. Une hypothèse renforcée par le recensement en 1890, qui ne comptabilise que 23 000 travailleuses pour une population rurale féminine proche de quatre millions. Ce biais pourrait aussi certainement s’appliquer dans le monde rural aux femmes travaillant dans des entreprises familiales, telles que les magasins. La participation au monde du travail de centaines de milliers de femmes aurait ainsi été invisibilisée, car considérée comme « femmes au foyer ».
Prendre en compte le travail non rémunéré offre une perspective différente sur l’évolution du taux d’activité des femmes. Pendant la période préindustrielle, plus de la moitié des femmes travaillaient dans des activités majoritairement agricoles et non rémunérées. Avec l’industrialisation et l’affaiblissement du secteur agricole, le taux d’emploi des femmes a chuté à 45 % en 1960, son plus bas niveau. À partir de 1960, la participation des femmes sur le marché du travail remonte pour atteindre 73 % en 2019 avec un transfert de la présence féminine dans les services. Ces deux pics entrecoupés par un creux donne à la courbe de la participation des femmes dans le monde du travail une forme en U. Cette transformation est également visible dans le nombre d’heures travaillées chaque semaine. Du côté des hommes le secteur tertiaire prend aussi plus d’importance, au détriment des secteurs secondaires et primaires, ce dernier représentant désormais une infime portion de la population active.
Considérer à la fois le travail rémunéré et non rémunéré met en évidence l’importance des femmes dans le développement économique. Bien que les données viennent des États-Unis, ces résultats peuvent être transposés à d’autres pays. Ainsi, 36 pays en développement traversent actuellement une phase de déclin de l’agriculture et une transition vers l’industrie manufacturière et les services. Des transformations marquées par une évolution similaire du taux d’emploi des femmes aux États-Unis ainsi que l’Inde et la Chine au début du XXIe siècle.
De plus, la forme en U se retrouve de nos jours, si on compare le taux d’activité féminin au PIB par habitant des pays en développement. Ainsi les femmes participent plus au monde du travail dans des pays avec un PIB faible ou fort, comme Madagascar (82,5 % pour 1 502 $) ou l’Islande (70,31 % pour 55 567 $).

Photo par Sheena sur Flikr, Gambie
Les femmes à l’ère numérique
Au cours de la période étudiée, les États-Unis ont connu deux grandes transformations structurelles : une transition d’une économie agricole puis industrielle et pour finir post-industrielle. Cette métamorphose se reflète dans l’évolution des parts respectives des trois secteurs professionnels, pour finir par une domination du secteur tertiaire.
Depuis quelques décennies, la branche du secteur tertiaire en lien avec les technologies de l’information et de la communication occupe une place de plus en plus importante. Devant l’ampleur et la croissance de cette branche, certains parlent de « secteur quaternaire » qui s’inscrirait dans une quatrième révolution industrielle.
Où se situeront les femmes dans cet écosystème en plein développement et historiquement dominé par les hommes ? Le défi est d’éviter une chute du taux d’activité féminin, comme cela s’est produit lors de la transition vers l’ère industrielle. Ce défi ne pourra être relevé sans l’implication des États, des centres de formation et des employeurs, pour mieux accompagner et reconnaître le rôle des femmes tout en supprimant les barrières encore présentes.