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Climat sous haute tension au Brésil : quand la sécheresse tue

Photo par Radhey Khandelwal sur Unplash

Photo par Radhey Khandelwal sur Unplash

Face aux fortes chaleurs, allons-nous nous entretuer ? Sans aller jusque-là, le changement climatique a déjà de sérieuses conséquences sur l’insécurité. Le Brésil, tristement célèbre pour sa criminalité, est en première ligne face aux catastrophes environnementales. Selon l’économiste Phoebe W. Ishak, entre 1991 et 2015, les fortes sécheresses brésiliennes ont non seulement affecté les revenus des agriculteurs, mais aussi augmenté le taux d’homicide.

Par Phoebe W. Ishak

Phoebe W. Ishak

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE

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Claire Lapique

Claire Lapique

Journaliste scientifique

Les sécheresses, les inondations, le manque de ressources sont autant de menaces auxquelles nous devrons faire face. Car le climat politique s’enflamme et les conflits sociaux se multiplient sous l’impact du changement climatique. Mais les conséquences du réchauffement vont bien au-delà. Dans certains pays, c’est la criminalité même qui augmente. Quelles sont les causes à l’œuvre ?

Il devient urgent de se pencher sur la question quand on sait que les perturbations climatiques pourraient s’amplifier ces prochaines années. Les pays en développement seront les premiers touchés du fait de leurs conditions géographiques. Plus de la moitié de leur population vit de l’agriculture et sera donc affectée de plein fouet par les mauvaises récoltes dues au réchauffement. À cela s’ajoute le climat d’insécurité qui règne dans une bonne partie de ces pays. Au Brésil par exemple, sur 100 000 habitants, 30 sont assassinés chaque année, soit cinq fois plus que la moyenne mondiale. Le pays est huitième sur la liste des pays au plus fort taux d’homicide et premier en nombre de meurtres, avec un total de 64 000 morts en 2017, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. Cette situation pourrait-elle empirer avec le réchauffement climatique ?

 

Deux hommes brisant une vitrine

Photo par Amber Kipp sur Unplash

Pour y répondre, l’économiste Phoebe W. Ishak analyse l’impact de la sécheresse sur l’augmentation du taux d’homicide, à travers l’étude de plus de 3800 municipalités situées dans des zones rurales1 sur une période allant de 1991 à 2015. Pour analyser les changements climatiques, elle utilise un indice standardisé des conditions météorologiques qui contrôle conjointement les effets des précipitations, de la température, de la vitesse du vent et de l'ensoleillement au niveau de la municipalité. Quant à la violence, le meilleur indicateur est celui du taux d’homicide puisque les autres crimes sont sous-reportés et les données souvent incomplètes. L’augmentation des homicides est considérée comme la conséquence d’une hausse de la criminalité en général due à la précarité. Plus les activités criminelles se développent, plus il y a de risques que le nombre de meurtres augmentent également. Alors, entre réchauffement climatique et homicide : quelle relation ?

  • 1Seules les municipalités dont la population est inférieure à 250 000 habitants furent prises en compte.

Sécheresse meurtrière

Au Brésil, la menace climatique est de taille puisque le pays abrite un des plus grands poumons de la planète avec sa forêt amazonienne. C’est aussi le leader mondial en matière d’agriculture. Environ 19 % du total de ses exportations sont consacrés à des matières premières agricoles, avec en tête les cultures de soja. Elles occupent 30 % de la production mondiale. Toutefois, le Brésil ne compte que 1,6 % des terres irriguées contre 10,5 % en Chine et 5,5 % aux États-Unis qui disposent de systèmes d’irrigation. Ses récoltes sont donc à la merci des conditions climatiques. En témoignent les fortes sécheresses qui ont touché le pays de façon récurrente depuis le milieu des années 1990.

Entre 2014 et 2017, le pays a connu sa pire sécheresse depuis 100 ans. Une part importante des cultures de café, de haricot et de sucre n’a pas survécu au manque d’eau et aux fortes températures. Et malheureusement, ces épisodes sont amenés à s’accentuer ces prochaines années. Selon les projections de l’Agence des États-Unis pour le développement international, l’USAID, d’ici à 2085, le pays connaîtra de fortes sécheresses couplées à une hausse des températures sur toute la zone amazonienne.

Si l’aridité rend les terres impropres à la production, elle rend le terrain fertile à la violence. Les estimations montrent qu’une dégradation des conditions météorologiques d’une unité d’écart-type (par exemple, une baisse des précipitations annuelles et/ou une augmentation de la température par rapport à leur moyenne normale) se traduit par une augmentation des taux de criminalité de 34 % la même année, et de 70 % au cours des trois années suivantes. Mais comment celles-ci agissent-elles sur le climat de violence ?

Agriculteurs à sec

Pour expliquer cette relation surprenante, les économistes oscillent entre facteurs économiques et psychologiques. Certains supposent que les fortes chaleurs peuvent augmenter le stress ou l’anxiété et conduire à des comportements agressifs ou des conflits sociaux. Par exemple, une étude de 20182 a montré que l’augmentation des taux d’homicides et de suicides au Mexique est liée aux fortes températures. Toutefois, ces analyses se concentrent sur une période courte, en tenant compte des données journalières ou mensuelles, ce qui empêche d’observer l’impact des facteurs économiques. En effet, les baisses de revenus prennent du temps à se manifester sur le climat d’insécurité alors que les facteurs psychosociaux sont visibles à court terme.

Pour ces raisons, l’économiste Phoebe W. Ishak analyse sur le long terme les conséquences de la sécheresse. Selon elle, l’augmentation de la violence s’explique principalement par la réduction des revenus agricoles due aux mauvaises récoltes. Lorsque les conditions météorologiques s'écartent d'une unité d’écart type de leur niveau moyen favorable, les bénéfices des agriculteurs diminuent de 29 % et leurs revenus de 8 %.

  • 2Baysan C., Burke M., Gonzalez F., Hsiang S., Miguel E.,2018, « Economic and non-economic factors in violence: Evidence from organized crime, suicides and climate in Mexico », NBER Working Paper No. 24897.
vue aérienne d'une moissonneuse au milieu d'un champ

Photo par No One Cares sur Unplash

Ils peuvent alors être tentés de compenser leurs pertes de façon illicite. C’est ce que les économistes appellent « le coût d’opportunité » à exercer des activités illégales. Celles-ci peuvent les amener à user de la violence, ce qui explique l’augmentation du taux d’homicide. D’autant que la précarité est fortement liée aux activités criminelles. Les agriculteurs et les travailleurs sous diplômés sont donc les plus susceptibles d’intégrer des filières criminelles. Or, parmi les agriculteurs, 92 % sont des travailleurs non qualifiés.

Mais les perturbations climatiques affectent l’économie dans son ensemble. En effet, si les agriculteurs sont les premiers concernés par ces perturbations climatiques, ils représentent une part considérable de la population. Au Brésil, 35 % des travailleurs occupent un poste dans l’agriculture. Le secteur agricole dépend en effet plus de sa main-d’œuvre que de technologies ou de machines. Le déclin des revenus conduit alors à une réduction de la consommation locale et à l’augmentation des inégalités et de la pauvreté, amplifiant davantage le climat de tension sociale.

Aller à la source des violences

Pour faire face à la criminalité, multiplier les mesures de sécurité ne suffit pas. Les résultats suggèrent que l’augmentation des forces de police ne peut résoudre les causes sous-jacentes à l’insécurité. En explorant les origines de la violence, l’auteure offre des pistes pour y faire face.

Les gouvernements sont invités à tenir compte des conséquences du réchauffement climatique et à prendre des mesures politiques afin de limiter ses effets. Cela peut passer par des programmes d’assurance contre les chocs climatiques afin de couvrir les pertes agricoles. Au Brésil, ces systèmes existent, mais ils sont encore peu généralisés. Sur l’ensemble de l’échantillon étudié, seulement 6 % des établissements agricoles ont reçu une assurance sur toute la période. Toutefois, les zones rurales qui l’ont reçu présentent un taux de crime moins élevé que la moyenne. L’assurance pourrait donc compenser les effets négatifs du réchauffement climatique sur la violence.

plantes en train d'être arrosée

Photo par Markus Spiske sur Unplash

Il est aussi possible d’améliorer les systèmes d’irrigation pour réduire la dépendance aux conditions climatiques. Les résultats ont montré que les cultures qui bénéficient de ces systèmes souffrent moins des effets de la sécheresse. Enfin, en contrepoint des monocultures, la diversification agricole pourrait aussi limiter le risque de mauvaises récoltes.

L’effet des changements climatiques sur le taux de criminalité est différent selon les régions du monde. Il risque de se manifester davantage dans les pays où le taux de criminalité est déjà élevé et où l’agriculture tient une place prépondérante dans l’économie. Mais il dépend aussi des mesures prises par les gouvernements et de l’infrastructure agricole. Si les systèmes d’irrigation couvrent une bonne partie de la production ou s’il existe des politiques assurantielles pour prévenir les chocs, l’impact du réchauffement climatique sur le taux de violence sera fortement réduit. À l’heure où le climat social est toujours plus brûlant et où les mesures policières ne font qu’attiser les violences, il devient urgent de répondre de façon équitable aux conséquences sociales et économiques du réchauffement climatique.

Références

Ishak P. W., 2022, “Murder nature : Weather and violent crime in rural Brazil”, World Development, 157, 105933.

Mots clés

écologie , sécurité

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