Croissance et crise
En Europe, on partage tout, même les risques
Photo par Antoinre Schibler sur Unplash
Après l’épidémie de Covid-19, la guerre en Ukraine est venue à nouveau ébranler l’économie européenne. Comment gérer, à l’échelle européenne, ces chocs « asymétriques » qui affectent de façon hétérogène les pays membres ? Les économistes Gilles Dufrénot, Jean-Baptiste Gossé et Caroline Clerc plaident pour l’intégration financière. Les marchés financiers permettent de réduire les effets néfastes des crises en partageant les risques entre économies européennes.
Face à la pandémie, les États européens s’étaient massivement endettés pour financer l’achat de vaccins et contrecarrer l’arrêt des activités économiques. Dans un climat économique déjà déstabilisé, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, en plus des ravages humanitaires, vient mettre en péril la situation socio-économique européenne. Les sanctions économiques imposées à la Russie ont ainsi conduit à une hausse des prix du gaz par exemple. Toutefois, ces impacts ne touchent pas tous les pays européens de la même manière, c’est pourquoi on les appelle des « chocs asymétriques ». Comment les États européens y font-ils face ensemble ?
Puisque les économies européennes sont différentes, ces crises affectent chaque pays de façon spécifique. Il se peut qu’un pays connaisse une reprise économique pendant qu’un autre entre en récession. Tout dépend de la situation du pays et du secteur économique affecté. Pour autant, depuis 1992, les liens financiers entre les pays européens se sont renforcés, puisque l’Union européenne s’est dotée d’un marché unique et d’une monnaie unique. Ce rapprochement impose aux États de respecter des principes de stabilité afin d’éviter les risques de contagion financière. Ainsi, pour faire face aux chocs asymétriques, il existe des mécanismes de partage des risques entre États européens.
Partager les risques sur les marchés financiers
Ces mécanismes passent par deux types de canaux principaux. Le premier rassemble tous les canaux privés, allant des banques aux transferts individuels venant de l’étranger par exemple. Le second renvoie aux canaux publics, faisant référence aux fonds communautaires ou aux fonds de stabilisation. En Europe, il n’existe pas de système budgétaire central stabilisateur comme c’est le cas aux États-Unis. Le partage des risques va donc se faire principalement par les canaux privés. Mais comment faciliter le mouvement des capitaux et ainsi améliorer le partage des risques ?
Photo par Nicholas Cappello sur Unplash
Dans un récent article, les économistes Gilles Dufrénot, Jean-Baptiste Gossé et Caroline Clerc montrent comment le degré d’intégration financière1 conditionne le degré de partage de risque entre les pays européens. En effet, l’intégration financière facilite le mouvement des capitaux d’un pays à un autre. Si les marchés financiers sont peu intégrés, il est d’autant plus difficile pour une banque française d’emprunter à une banque allemande par exemple. Au contraire, si les marchés sont intégrés et qu’intervient une crise, alors les banques qui ne disposent pas suffisamment de liquidité pour prêter à leurs clients pourraient faire appel aux transferts de fonds bancaires d’autres pays.
Les auteurs soulignent ainsi l’importance de prendre en compte les canaux privés pour le partage des risques. Cela permet de savoir s’ils sont suffisants pour pallier l’absence d’un système budgétaire central comme aux États-Unis. Observer leur efficacité permet de savoir si le fédéralisme budgétaire est indispensable ou non au bon fonctionnement de l’Union monétaire.
- 1L’intégration financière est un processus de renforcement des interactions entre systèmes financiers (bancaires et/ou marchés financiers) à différentes échelles conduisant à la création d'un marché unique.
Onde de choc sur les marchés : la crise de 2008
Pour calculer le degré d’intégration financière, les auteurs observent plusieurs indicateurs. Celui des prix d’abord, car plus les capitaux circulent facilement, plus les taux d’intérêt baissent. Celui des quantités ensuite, qui indiquent le volume des flux entre les banques européennes. Enfin, ils prennent en compte les mouvements sur le marché des obligations et des actions entre les différents pays. Avec ces données, ils peuvent observer le « degré de chocs non lissés » par l’intégration financière, c’est-à-dire, l’effet du choc qui ne peut être couvert par les transferts de capitaux entre les pays.
Selon leurs études, avant la crise de 2008, 66 % de l’effet des chocs asymétriques pouvaient être couverts par les transferts monétaires entre pays. Après la crise, c’est seulement 51 % qui peuvent être absorbés. Cela signe l’impact de la crise sur le degré d’intégration financière entre pays. En effet, avant la crise, les banques prêtaient aux ménages parce qu’elles pouvaient emprunter facilement à l’étranger. Mais l’onde de choc de 2008 les a refroidis et elles ont été de plus en plus réticentes à se prêter entre elles. Le principal canal d’amortissement des chocs a donc été l’épargne : les ménages et les entreprises ont ainsi pioché dans leurs économies, au lieu de faire appel aux canaux internationaux. De ce fait, le partage des risques a été rendu plus difficile.
Photo par Christian Lue sur Unplash
Si l’intégration financière améliore le partage des risques, elle peut aussi amplifier les risques de contagion financière. C’est ce qui explique la frilosité des Banques Nationales face à la crise de 2008. Toutefois, il existe des moyens qui permettent de renforcer l’intégration financière tout en réduisant les risques.
Encadrer l’intégration financière
Tous les pays européens ont intérêt à ce que l’intégration financière européenne soit améliorée. Cela permet d’atténuer les différences entre pays : les pays qui sont en excédents peuvent ainsi placer leur épargne en trouvant des emprunteurs parmi les pays qui sont en déficit. Toutefois, l’intégration financière peut être fragilisé lorsque les pays présentent des situations économiques trop différentes.
C’est pourquoi l’Union européenne a mis en place des mécanismes pour éviter qu’il y ait des déséquilibres trop importants entre pays. Avec la construction de l’Union monétaire, le Traité de Maastricht de 1992 a permis aux États européens de fixer des règles pour que le marché unique se mette en place dans les meilleures conditions. Ils ont établi des seuils à ne pas dépasser, aussi appelés « critères de convergence » afin d’éviter des fluctuations trop périlleuses, notamment au niveau du taux de change, du taux d’intérêt ou de l’inflation. De là est née la fameuse « règle des 3 % de déficit » qui indique l’objectif à atteindre : le déficit public annuel de chaque pays ne doit pas dépasser 3 % de leur PIB, et leur dette publique doit rester inférieure à 60 % du PIB.
Il existe bien d’autres outils pour renforcer l’intégration des marchés financiers. Aller vers l’union bancaire pourrait être l’un d’eux. Si l’Union européenne est la seule entité supranationale disposant d’une union monétaire, une réglementation bancaire commune n’est encore pas à l’ordre du jour. Aussi, les réglementations bancaires de chaque État sont très différentes, ce qui peut restreindre le mouvement des capitaux. Au-delà, les pays membres pourraient aussi créer un marché de la dette publique européenne. Généralement, lorsque les pays s’endettent, ils émettent des obligations nationales. Un des moyens d’améliorer l’intégration financière serait d’émettre plus d’obligations à l’échelle européenne, qui, aujourd’hui, restent ponctuelles.
En analysant l’après-crise de 2008, les économistes Gilles Dufrénot, Jean-Baptiste Gossé et Caroline Clerc ont remarqué que deux canaux spécifiques ont joué un rôle primordial dans le partage des risques. D’une part, le marché des actions et d’autre part, les revenus des IDE ou « Investissements Directs à l’Étranger ». Ainsi, les pays en récession qui ont reçu beaucoup d’IDE ou dont les entreprises ont vendu beaucoup d’actions à l’étranger ont amorti plus facilement les chocs. Les auteurs concluent donc que le partage des risques en Europe pourrait se renforcer grâce à une plus grande intégration sur le marché des obligations et des actions en Europe. Il reste donc à voir quels canaux permettront d’absorber les chocs induits par la guerre en Ukraine.
Photo par Markus Spiske sur Unplash
Les critères de Maastricht et notamment la règle des 3 % ont été remis en cause par les économistes et certains décideurs européens. Ils offrent un point de repère pour la stabilité, mais ne sont pas une fin en soi. De fait, c’est la soutenabilité d’un État — c’est-à-dire sa capacité de remboursement lorsqu’il s’endette — qui permet de juger de la stabilité de son économie, et donc, de la confiance qu’on peut avoir en lui prêtant. Ainsi, la dette japonaise atteint bien 259 % en 2020, sans pour autant alarmer les marchés financiers.
Compromis et souplesse
C’est pourquoi les États européens n’ont pas hésité à suspendre l’application de ces critères durant la pandémie en faisant appel dès 2020 à une clause dérogatoire. Celle-ci permet aux États de s’écarter de « manière coordonnée et ordonnée » de leurs obligations lorsqu’ils font face à une crise généralisée. Grâce à cette mesure d’assouplissement, ils ont pu injecter plus d’argent dans leurs économies pour répondre à l’urgence sanitaire. Le déficit public a atteint des sommets : jusqu’à 8,5 % du PIB au premier trimestre 2021, mais il s’est stabilisé à 3,9 % la même année. Ces écarts à la règle ont donc permis de soutenir la reprise économique. Ainsi, pour faire face à ces chocs, l’Union européenne doit s’adapter continuellement. Alors que les États pensaient mettre un terme à l’usage de cette clause, ils ont décidé, d’un commun accord, de l’étendre jusqu’à la fin de l’année 2023, pour faire face aux répercussions de la guerre en Ukraine.
Les règles européennes — et leurs écarts — ont eu pour conséquence le renforcement de la confiance et de l’engagement entre les États européens et donc, l’amélioration de l’intégration financière. Ainsi, si l’invasion russe a généré beaucoup d’incertitudes sur les marchés financiers, l’Union européenne a déployé de nombreux mécanismes afin de partager les risques entre ses économies membres.